Sensualité et sentiments, Alcina au Palais Garnier
Cette reprise de la production de Robert Carsen, créée en 1999 avec notamment Renée Fleming et Natalie Dessay, redonne du souffle théâtral au spectacle, et à la musique de Haendel. La vision du metteur en scène canadien rappelle son élégance visuelle jouant de la théâtralité inhérente au palais d’Alcina. Au premier acte Bradamante et Melisso arrivent dans un royaume où l’érotisme est roi : les corps se rencontrent, à l’image des baisers fougueux de Ruggiero et Alcina ou du désir irrépressible de Morgana pour le corps féminisé de Bradamante. Mais cet univers bourgeois et élégant devient ensuite un piège avec ses hauts murs, ses portes, ses enfilades symétriques où les personnages se perdent avec leurs sentiments. Le jardin sur lequel Ruggiero ouvre les portes à la fin du deuxième acte est une bouffée de liberté, offrant un éclat de couleurs dans ce monde blanc, qui s’envole bien vite vers les cintres.
Enfin, Robert Carsen souligne dans le dernier acte l’ambiguïté de la fable : le meurtre final d’Alcina par Ruggiero brouillant les lectures simplistes. Si les hommes nus et hébétés qui errent sur le plateau sont rendus à leur liberté et à leur « humanité » (comme ils le chantent), Ruggiero reste pourtant seul, Bradamante déjà partie, près du lit où repose Alcina derrière la lumière du plateau noir. Entre débordements érotiques, sentiments et fidélité des relations, le spectacle ne juge pas.
L’orchestre insuffle du drame à ces décors monumentaux : l’action avance, Thomas Hengelbrock communiquant au Balthasar Neumann Ensemble une dynamique qui balaye les 3 heures de musique. L’orchestre est tour à tour percussif (mais sans violence) puis profondément lyrique, le chef restant attentif à ses chanteurs, soutenant leur souffle par un véritable phrasé. Les reprises et l’orchestration sont imaginatives tout en restant au service de l’histoire comme cette très belle reprise de "Si, son quella" au théorbe et à l’orgue seulement. Les différents solos du violoncelle, du violon ou encore des cors (malgré les imperfections du moment) sont toujours inspirés et musicaux. Les Chœurs de l'Opéra National de Paris sonnent homogènes et inspirés dans leurs quelques interventions.
La distribution vocale est très homogène, les voix se mariant facilement ensemble et les chanteurs ayant l’air de s’être approprié la mise-en-scène de Robert Carsen comme une troupe de théâtre. En Melisso, Nicolas Courjal impose sa silhouette d’intellectuel, compatissant aux souffrances de Bradamante et faisant la morale à Ruggiero. Le timbre est sombre, un peu instable dans le premier acte. Le chanteur peut compter sur une belle projection et des graves impressionnants même si la voix n’est pas toujours très homogène et que le timbre perd de sa couleur dans le haut de la tessiture.
La voix de Roxana Constantinescu (qui interprète Bradamante) semble ne pas tout à fait lui obéir en ce soir de première, écartée entre le registre grave et l’aigu, avec un medium peu sonore en fin de soirée et le souffle court. L’interprète est pourtant touchante et défend avec fougue son personnage d’abord troublé par Morgana puis finissant par revêtir avec bonheur ses habits de femme.
En Oronte vu comme un majordome élégant, Rupert Charlesworth s'appuie sur ses qualités de comédien, et il trouve en Sabine Devieilhe une partenaire de jeu, formant un duo tour à tour comique et émouvant. Le timbre du ténor britannique est léger et parfois nasal, manquant un peu de profondeur mais la maîtrise du souffle lui permet d’aller au bout des vocalises.
En Morgana, Sabine Devieilhe impressionne : maîtrise du souffle, ornementation dans les suraigus, récitatifs percutants et émotion caressante en se rapprochant d’Oronte, les corps se touchant avec sensualité et tendresse dans l’une des scènes les plus émouvantes de la soirée.
Le timbre de Gaëlle Arquez sculpte pleinement Ruggiero, la voix est ronde, souple avec une émission confondante de naturel. Musicienne, la chanteuse creuse ses phrasés faisant de son air "Mi lusinga il dolce affetto" un moment de poésie. Elle est également à l’aise dans les vocalises agiles où la voix trouve de l’éclat, car si la projection est ronde, elle n’est pas toujours très mordante et la voix se perd parfois dans le medium comme dans les méandres de "Verdi Pratti". Sa présence sobre mais juste participe au charme de la soirée.
La voix de Jeanine de Bique s’impose en Alcina, avec une accroche sombre dans le grave. Donnant une certaine impression de fragilité au départ, le timbre s’assoit et, sans être torrentiel, résonne avec facilité à Garnier. La chanteuse prête son élégance sans raideur au personnage, passant par toute la gamme des émotions au cours de ses nombreux airs et s’investissant tout entière dans le personnage. La voix trouve des accents émouvants dans "Si son quella" modulant jusqu’aux piani dans la reprise finale. "Ah mio cor" touche par ses intentions tandis qu'"Ombre Pallide" impressionne par la longueur du souffle et les graves poitrinés. Sans que le timbre soit très reconnaissable, la voix est capable de varier de couleur voire de s’envoler vers un aigu lumineux sur certaines ornementations. Une maîtrise qui vaut à la chanteuse une ovation aux applaudissements.