Jaroussky réunit Farinelli et Carestini aux Champs-Elysées
La fascination pour les castrats fut à ce point folle qu'elle a légué à l'histoire de l'art (et de l'humanité) un catalogue de virtuosités musicales aussi étourdissantes (ou peu s'en faut) que les recensions de leurs rivalités. Le plus célèbre des castrats (par ses exploits musicaux ayant résonné à travers les siècles y compris au cinéma), Farinelli, a entretenu de fameuses rivalités, notamment avec Caffarelli mais aussi avec Carestini. Le duel Farinelli versus Caffarelli était notamment ravivé il y a une petite décennie encore par la parution simultanée d'un album consacré au premier par Jaroussky et d'un autre consacré au second par Franco Fagioli (dans une "coïncidence" présentée comme telle par les deux interprètes, et dont ils s'amusaient). Le duel Farinelli versus Carestini est à son tour ravivé ce soir, mais cette fois par la voix seule de Philippe Jaroussky (avec la fougue d'un accompagnement orchestral).
L'opposition de ces deux castrats est effectivement frontale : entre celui du Sud de l'Italie (Farinelli) et celui des Marches et de Rome (Carestini), d'autant que lorsque tous les deux se retrouvent à Londres, c'est pour s'affronter en tant que têtes d'affiches des deux grandes maisons lyriques rivales (l'Opera of the Nobility dirigé par Porpora d'un côté, le King’s Theatre de Haendel de l'autre côté). Cette opposition est aussi vocale, et ce programme en deux parties, séparant chacune Porpora et Haendel, puis Haendel et Porpora, permet ainsi à Philippe Jaroussky d'incarner ces deux vocalités et de montrer deux facettes différentes de sa voix.
Dans cette dualité, son interprétation de Porpora dans les morceaux choisis (extraits de Polifemo, Orfeo et Iphigénie en Aulide) est ici d'autant plus intéressante qu'elle montre une évolution du chant de Philippe Jaroussky, en route vers un nouveau placement vocal plus central lui permettant de conserver l'endurance de son organe en même temps qu'il s'engage dans ses nouvelles carrières (de pédagogue et de chef d'orchestre). La voix s'éloigne de l'aigu aérien "de tête" pour s'approcher de la voix mixte (relativement, bien entendu, à son placement précédant et en demeurant toujours contre-ténor). Les morceaux aux tonalités graves et amples sollicitent même des appuis (et quelques notes) de baryton, tout en lui demandant d'immenses sauts à travers les registres. La voix perd alors de son assise et projection dans le médium et dans le corps des phrasés, mais les soufflets vocaux ne manquent toutefois pas de souffle et même ce placement plus velouté n'ôte rien à des notes et séquences angéliques, moirées. Cet aigu se déploie bien davantage avec Haendel, notamment l'immense decrescendo d'Alcina mais aussi dans les élans d'Oreste (avec des aigus d'autant plus lancés pour maintenir la matière ensuite dans les médiums). La seconde partie du concert, en miroir par l'ordre des compositeurs offre aussi ce miroir de qualités vocales éblouissant un public extatique : la fugue d'Ariodante virevolte, la messa di voce conduit son phrasé en crescendo/decrescendo pour Polifemo avant la fureur d'Oreste.
Nourrissant autant qu'accompagnant cette richesse vocale, Julien Chauvin dirige du violon, avec son archet fougueux, son Concert de la Loge dans une forme Olympique. Il lance les accents avec fougue, entraînant un mouvement tonique, parfois sautillant mais toujours intensément appuyé (dans les mouvements rapides, comme dans les lentes séquences intenses). Porpora a ainsi des fureurs Vivaldiennes, rappelant l'italianité de ce répertoire, et le distinguant aussi d'autant mieux des grands mouvements fugués Haendéliens.
Le concert offre ainsi les deux faces d'une même époque, avec l'hommage à deux castrats, deux compositeurs, deux virtuosités et un placement vocal nouveau permettant à Philippe Jaroussky de poursuivre ses deux ou trois carrières en parallèle. Le contre-ténor réunit même ces qualités avec le bis, en l'expliquant, puis en l'interprétant et même en s'accompagnant de gestes rappelant ceux de sa direction : "Verdi Prati" d'Alcina réunit les qualités de douceur et d'intensité (et rappelle la brouille de Carestini avec Haendel, le castrat refusant d'abord d'interpréter ce morceau fondé sur la répétition de quatre notes, mais devant bien constater que cet air précisément était bissé chaque soir).
Philippe Jaroussky demande au public qui a gagné entre Farinelli et Carestini : "Jaroussky" lui répond un spectateur à la voix bien sonore et au timbre pincé, clamant tout haut ce que tout le monde pense visiblement tout bas. Disons "Jarousskelli" conclut le chanteur sous les applaudissements de la salle !