Dans la tête de Wozzeck au Théâtre du Capitole
Le comédien et metteur en scène Michel Fau signe la nouvelle production de Wozzeck (composé par Alban Berg) au Capitole, marquant ainsi une troisième collaboration avec la maison lyrique toulousaine, après Ariane à Naxos et Elektra de Strauss. Cette production événement est aussi attendue en raison de sa quadruple prise de rôle, celles des vedettes lyriques françaises Stéphane Degout (en Wozzeck) et Sophie Koch (Marie), ainsi que du ténor autrichien Nikolai Schukoff en Tambour-Major et de Falk Struckmann (qui interpréta plusieurs fois le rôle-titre) en tant que Docteur. L'œuvre expressionniste du maître compositeur viennois s'appuie sur les ébauches d'un texte dramatique de Georg Büchner (intitulé Woyzeck), rassemblé par l'éditeur allemand Karl Emil Franzos dans un ensemble cohérent, et rendu encore plus organique dans l'opéra de Berg (devenu Wozzeck). Cependant, le texte original de 25 scènes est assez fragmentaire et discontinu, mêlant monologues et dialogues, poésie et prose, rêves et réalité. Et cette source primaire, souvent mise à l'écart de par son écriture désordonnée, a visiblement servi à Michel Fau pour sa lecture scénique, dans ce théâtre chanté où fusionnent Woyzeck et Wozzeck.
Le fil conducteur de la mise en scène est l'état psychologique du protagoniste et de son entourage entier, chacun paraissant pour le moins insensé et immoral. Presque toute l'action se déroule à l'intérieur d'une chambre insalubre d'un sanatorium, tel un tableau délimité par un cadre grisâtre et pierreux. L'effet voulu est la torsion de l'image, effectuée par l'illusion optique de la mise en abyme et des objets courbés qui renvoient à la distorsion de la réalité (et aux plusieurs niveaux de la conscience maladive du soldat Wozzeck). Le véritable emplacement de l'opéra est la psyché d'un enfant effrayé et omniprésent sur scène (joué par Dimitri Doré), la suite continue des cauchemars que fait ce fils de Wozzeck et Marie. Les effets macabres sont particulièrement marquants, comme le géant et redoutable lapin géant gonflable bleu qui jaillit du sol ou l'effigie d'une femme morte au lit. Les scènes oniriques du héros malheureux sont rendues par le dévoilement partiel de la toile située en arrière-plan, l'affiche brumeuse de la silhouette d'une ville comme les êtres et les spectres éphémères qui apparaissent et disparaissent dans ses rêves. Les visages blanchis à la poudre avec les yeux cernés des chanteurs trahissent une pâleur mortelle qui ne passe pas sans évoquer les séquences des films d'horreur muets. La phrase délirante d'un Wozzeck épouvanté et désespéré, "L'homme est un abîme", trouve ici sa juste et pleine traduction scénique.
Stéphane Degout prend le rôle-titre avec beaucoup de conviction tant sur le plan musical que théâtral. Sa voix charnue et ténébreuse, tel l'esprit de son personnage, se projette loin dans l'espace, appuyée sur une technique solide qui ne déraille aucunement. L'intonation est ronde et infaillible, avec une émission puissante et rythmiquement en place. L'interprète est très appliqué dans son jeu d'acteur, livrant un Wozzeck au profil complexe, un homme désœuvré mentalement et rongé par les hallucinations, une âme tiraillée entre l'indifférence et la passion qui le pousse finalement au crime.
Sa partenaire en Marie, la mezzo Sophie Koch, élargit également son répertoire en attaquant ce rôle pour la première fois. Sa prestation apporte toutefois moins de richesse dans l'expression, bien que sa partie aborde plus de fragments mélodieux que ses pairs sur le plateau. Son instrument pointu est coloré d'un vibrato quelque peu hors mesure, avec des aigus perçants et clairs qui éclatent en un cri retentissant lors de la dispute avec son mari. Son allemand est moins perceptible que celui de son homologue Anaïk Morel qui joue Margret, femme volatile à la voix légère et lyrique puisant ses graves dans une large gamme vocale.
Nikolai Schukoff débute également dans la peau du Tambour-Major. Il incarne un officier rugueux et ivre, mettant son robuste volume sonore au service de ses actes sur scène. Il alterne une prononciation chantée et parlée, toujours précise et éloquente, en s'appuyant notamment sur son ténor clair-obscur et arrondi. Le baryton-basse Falk Struckmann fait quant à lui ses débuts en Docteur, campant un personnage grotesque et charlatan, égaré dans ses projets démesurés et irraisonnés où le pauvre soldat Wozzeck sert de cobaye. Son jeu d'acteur répond aux exigences de son caractère, dès son entrée en scène au pas de valse avec un mannequin anatomique. Le texte est savamment articulé, la voix nourrie et bien appuyée, tant dans les graves qu'aux cimes de sa tessiture. Sa masse sonore est toutefois limitée devant la masse orchestrale qui le voile parfois. Une autre figure grotesque et le pendant du Docteur est le Capitaine, chanté par le ténor Wolfgang Ablinger-Sperrhacke. Sa prestation scénique est assez remarquée, tout comme son chant riche et varié. La prononciation de l'allemand est soignée et il est préparé à toutes les inflexions textuelles et mélodiques du Sprechgesang (parlé-chanté) qu'il maîtrise sans faille. Son registre bas s'avère stable et arqué, mais il semble paradoxalement plus limité dans les aigus, un peu poussifs.
Thomas Bettinger incarne un Andres énergique et mouvementé sur scène, à la voix lumineuse et svelte qui manque d'étoffe mais pas de rondeur. Il peine légèrement dans les sommets, sa zone de confort étant le diapason médian. La basse Matthieu Toulouse (originaire de la ville rose comme son nom l'indique) incarne le premier ouvrier, ici habillé en gitan qui effraie l'enfant. Son appareil est robuste et puissant, légèrement rauque, mais appuyé sur une technique solide, lui permettant d'achever une partie assez exigeante qui le laisse toutefois essoufflé. Guillaume Andrieux (deuxième ouvrier) est un ange qui ne manque pas de force dans sa voix poitrinée, quoiqu'avec une sonorité quelque peu sèche. Enfin, Kristofer Lundin chante l'Idiot qui, de par son apparence, évoque Jésus ou un fol-en-Christ. Le son est rond et maîtrisé, avec une riche palette de nuances qui ne passe pas inaperçue.
Le Chœur du Théâtre du Capitole est paré des costumes réalisés par David Belugou qui plongent dans l'univers (et l'époque) du Woyzeck de Büchner, surtout avec les uniformes militaires resplendissants et les robes vert-noir des dames hautement chapeautées. Le côté masculin se distingue par une masse sonore qui impressionne et domine le texte (moins distinctif toutefois). L'intonation est minutieusement précise, même lorsqu'ils chantent les consonnes à bouche fermée. Le chœur d'enfants qui clôture l'opéra est également préparé avec soin, les filles ressemblant toutes à Mercredi de la Famille Addams. L'Orchestre national du Capitole, dirigé par Leo Hussain, aborde sérieusement cette partition parmi les plus savantes du répertoire lyrique. Chaque acte repose sur une forme traditionnelle instrumentale, mais écrite dans un langage musical avant-gardiste. Ce tissu plus que complexe, qui regorge de polyphonie, de dodécaphonisme et d'atonalité, est rendu net et dans son plus grand éclat, jusqu'aux musiciens sur scène qui jouent de la musique de danse ou de la musique militaire. Le tonitruant unisson orchestral est particulièrement impressionnant.
Le lit d'hôpital devient la tombe d'une Marie infidèle assassinée de la main d'un Wozzeck englouti par la suite dans l'abîme de l'étang (ou plus symboliquement dans l'abîme de son être tourmenté). Le public applaudit chaleureusement l'ensemble des artistes, à plusieurs reprises rappelés aux saluts.