Comme une chanson populaire (ou presque) à Bastille
"C'est pas très drôle" admet le pianiste-chef de chant (ici de surcroît conférencier) Yoan Héreau qui accompagne mais présente aussi tout ce récital (avec un micro-casque), en expliquant -ou presque- les textes chantés au jeune public de Cours Moyen réuni au Studio Bastille pour ce concert pédagogique. Effectivement, le morceau choisi parmi les Old American Songs mises en voix-piano par Aaron Copland, "I bought me a cat" ajoute un nouvel animal à chaque strophe (comme Old MacDonald had a farm) : l'homme y achète un chat, puis un canard, une oie, une poule, un cochon, une vache, un cheval et enfin... une femme (sic). Pas très drôle non plus de présenter à ces enfants d'une dizaine d'années le personnage de Don Giovanni ou l'air de Papageno qui est un compte à rebours vers le suicide (même s'il rassure quant au fait que l'histoire finit bien, le pianiste reconnaît donc lui-même que les exemples ne sont pas les mieux choisis).
Pas très drôles et pas très clairs non plus : malgré l'engagement pédagogique du pianiste, le programme (davantage choisi pour correspondre au catalogue et à la vocalité du chanteur, ce qui est certes de bonne guerre) passe du coq à l'âne et pas seulement dans la chanson animalière, en enchaînant des langues étrangères et des formes "populaires" donc très strophiques (avec beaucoup de texte répété sur une même mélodie, d'autant plus difficile à suivre). Les enfants ont pourtant des connaissances linguistiques appréciables (mais ils ne sont pas encore quadrilingues) : la chanson en anglais leur permet de réviser les noms des animaux (qu'ils connaissent remarquablement bien) mais pas même leurs cris, qui sont ici des licences poétiques (le chat ne fait pas meow mais "fiddle eye fee" la poule fait "Shimmy shack, shimmy shack") ou alors les cris sont déformés par le chanteur. Seul le canard fait un bon "Quaa, Quaa", entonné par le pianiste qui conclut chaque section avec un effet bœuf. Le programme s'achève toutefois en français (dans une version, elle, traduite) "Ah ! si j'étais riche" d'Un violon sur le toit mais sans tentative d'expliquer le contexte complexe de cette œuvre et son message.
L'attention des enfants est donc mise à l'épreuve par de longues sections réitératives en langue étrangère mais elle est à nouveau captée entre les morceaux par le discours pédagogique du pianiste, qui, malin, rappelle que Mozart composait déjà des opéras à leur âge, qui donne des explications et pose des questions aux enfants. Dès lors, tous les doigts se lèvent régulièrement pour proposer des réponses, montrant en effet combien certains connaissent et reconnaissent des opéras et compositeurs. Mais seules quelques œuvres choisies ici sont basées sur des chansons populaires, et populaires dans le sens de venant du peuple mais pas dans celui de chansons déjà bien connues de tous.
La médiation consiste donc à raconter des histoires autour des œuvres (plutôt que l'histoire des œuvres), et à raconter des histoires autour d'autres œuvres de ces mêmes compositeurs, ou d'autres. Souvent ces autres œuvres d'autres compositeurs auraient d'ailleurs bien mieux servi un tel concert pédagogique : la Valse de La Traviata, qui n'est pourtant pas le plus éloquent exemple de cette danse, sert ici à la présenter et à passer à une autre musique de danse qu'est l'Habanera de Carmen dont le pianiste rappelle qu'elle a été reprise par Stromae, mais pour ici simplement présenter un rythme chanté dans Youkali. De même, la fameuse berceuse de Brahms est citée mais pour introduire les chansons connues à répétition puis à récapitulation, alors que le lien n'est pas clair. De même, présenté par son lien avec de vieilles publicités, le grand air de Figaro connu pour sa rapidité est d'autant plus difficile à suivre et demande une complexe explication sur ce qu'est un factotum.
Ce concert "Comme une chanson populaire" est donc encore bien loin de Claude François et de l'air qui s'en va et re-vient, fait de tout petits riens, se chante et se danse et revient se retient... Il n'en fait pas moins un effet précieux sur le public, qui murmure d'étonnement impressionné dès que la musique commence et que le chant lyrique se déploie. Yoan Héreau montre à ces mélomanes en herbe les accents et couleurs qui peuvent surgir d'un piano, Timothée Varon leur montre ce qu'est un chanteur lyrique et fait ainsi découvrir à la plupart des enfants la sensation d'entendre une voix d'opéra en vrai (de si près au moins). Le baryton déploie en effet sa profonde et puissante voix lyrique, la grandeur et largesse de son ambitus et de son timbre, du corsé au suave (avec même des notes en voix de tête).
Le chanteur, veut même sans doute trop en faire pour déployer son art en direction de ce jeune public. Ses sourdes sont très sourdes, ses glissandi glissent beaucoup, le velours est en retrait, les accents un peu tendus, l'aigu un peu bas, le vibrato bouge un peu et l'articulation est à la peine (il ajoute notamment des diérèses inexistantes et en oublie d'existantes, tout en butant sur des consonnes). Don Giovanni tend et déraille.
Mais malgré tous ces bémols (qui sont incontournables en musique), l'engagement de ces deux artistes-médiateurs confirme comme ils le souhaitent combien l'art lyrique n'est pas réservé à la grande salle de concerts et aux adultes. Les deux musiciens se prêtent même à la fin du récital et avec tout autant de générosité à une session de questions-réponses initiant les enfants à ces mystères de la musique.
De quoi donner envie que tous les jeunes puissent avoir accès à de telles séances. Or, pour que cette initiative puisse atteindre les 2,4 millions d’élèves du 1er et du 2d degré en Île-de-France, sachant que ce concert accueillait une centaine de bambins, cela exigerait donc d'organiser 240.000 séances de ce type. De quoi donner de l'occupation à de nombreux interprètes et susciter l'ouverture de tous les espaces artistiques possibles (faisant d'autant plus regretter que la constitution d'une troupe à l'Opéra de Paris soit toujours bloquée et que le projet de salle modulable ait été suspendu). Heureusement, d'autres lieux et d'autres salles mènent également de tels projets toute la saison durant.