La Wally rebelle et féministe au Theater an der Wien
La nouvelle mise en scène de Barbora Horáková Joly se refocalise sur le caractère défiant de la Wally pour jeter la lumière sur les problématiques de l'appartenance, de la patrie et du patriarcat qui déterminent son histoire. La production se situe à l'intersection entre deux versions de La Wally : l'opéra d'Alfredo Catalani et sa source, le roman populaire de Wilhelmine von Hillern (Die Geier-Wally de 1873). La Wally du roman, telle une Brünnhilde des Alpes, est une solitaire romantique, souffrant de l'éducation à la fois distante et abusive de son père, dont le seul ami est un vautour (Der Geier dans le titre de l'ouvrage). L'histoire du roman met l'accent sur la psychologie de Wally, tandis que l'opéra de Catalani se focalise sur le triangle amoureux (avec Vincenzo Gellner et le chasseur Giuseppe Hagenbach) soulignant le côté romantique de l'héroïne, en proie aux passions violentes aussi puissantes que son attachement aux montagnes rocheuses, à la glace et à la neige : révélant un goût pour le sublime et pour le combat dans ce personnage, mais aussi -et surtout- son féminisme intrinsèque. Barbora Horáková Joly considère ces deux versions de La Wally et rétablit un portrait entier de l'héroïne : d'après elle, La Wally voit Hagenbach comme un symbole d'intégration dans la société (à l'inverse de Gellner) et son choix est celui volontaire d'une femme voulant recouvrer la puissance dans un univers patriarcal.
Les décors d'Eva-Maria van Acker, enrichis de la vidéo de Tabea Rothfuchs, captent cette dynamique d'exclusion (par l'immensité du paysage de montagne et de ciel en arrière-plan mais qui se resserre dans la vie du village pour montrer l'oppression par contraste). L'éclairage froid et austère de Michael Bauer rappelle la nature fragile et empêche toute évasion vers le fantastique. Les costumes traditionnels (Trachten) avec une note de modernité fournis par Hermann Lunger renforcent également la réalité moderne et intemporelle de la scène. Le résultat de l'ensemble scénique est ainsi puissant : il maintient à la fois la cruauté typique du verismo, mais sans abandonner l'intensité lyrique rappelant Puccini.
La soprano polonaise Izabela Matula maîtrise le rôle-titre avec la force, la chaleur et les riches nuances de son timbre rond et bien couvert : convenant pleinement à la rebelle passionnée. L'interprétation capte la vision qui a hanté von Hillern lors de l'écriture, mais aussi de cette production par la complexité d'expressions vocales et dramatiques sortant du cadre pour s'imposer. La fierté du personnage se manifeste dans le registre haut qui perce toujours avec une résonance rayonnante et sans hésitation. Les transitions entre les registres vocaux, surtout les montées, se font naturellement et valorisent constamment la précision ainsi que la netteté de diction.
Incarnant Vincenzo Gellner, le baryton sud-africain Jacques Imbrailo campe également pleinement son personnage : le doux-rêveur n'est pas un romantique désespéré, mais plutôt une âme perdue, un ivrogne dont le seul but dans la vie est d'être aimé de Wally, qui ne le désire aucunement. La force dramatique du personnage puise dans le contraste entre sa misère et le timbre digne et impressionnant qui couvre tous les registres avec une précision et une endurance irréprochables. Le timbre épais bénéficie également du contact avec celui de La Wally dans le registre haut, valorisant réciproquement les deux nuances de brillance.
Le ténor Leonardo Capalbo incarne le chasseur Giuseppe Hagenbach avec une présence scénique aisée et attrayante. L'entrée puissante sur scène souligne tout de suite la puissance et l'éclat du timbre, correspondant à la fierté, la vitalité et la vivacité du personnage qui attire tant la Wally (lui qui, comme elle, cherche le sublime dans la nature et sa violence). L'endurance du timbre est remarquée dans le registre haut, toujours assuré avec conviction et flexibilité. Quoique l'éclat risque parfois de glisser dans des élans forcés, le chant maintient en général un bon équilibre entre l'expressivité et l'élan vocal.
Walter, rôle travesti, est ici confié à Ilona Revolskaya qui souligne bien la douceur sentimentale et nostalgique du héros romantique par la finesse de son timbre. Ami et confident de Wally, éperdument amoureux d'elle mais sans le désir charnel, Walter est un personnage mystérieux, dont les sentiments ne sont révélés que par son implication au Lied de l'Edelweiss que chante Wally au sommet de la montagne pour exprimer sa solitude et ses malheurs. Les fines nuances sont soutenues par la grande précision vocale et le flux aisé dans les passages lyriques.
La basse anglaise Alastair Miles, incarnant Stromminger, père tyrannique de Wally, impressionne d'emblée par la solidité, la densité et l'intensité de son timbre. La diction excellente s'allie à l'endurance et à la sensibilité dans tous les registres. Le grave rugueux et subtil monte avec maîtrise et redescend avec force résonances.
Afra, fiancée d'Hagenbach, est confiée à Sofia Vinnik. La place secondaire du rôle ne l'empêche pas de démontrer sa maîtrise vocale et dramatique fréquente chez les artistes de la maison. La puissance et la sûreté du chant sont soutenues par une excellente diction et un contrôle de l'articulation. Le registre bas est fort, chaleureux et résonant : un complément riche et solide au timbre d'Hagenbach. Zoltán Nagy, le messager venant de Schnals, maximise ses apparitions scéniques brèves en réunissant la résonance ronde et pleine de force de son timbre à la netteté de diction.
Le Chœur Arnold Schoenberg, sous la direction d'Erwin Ortner, joue les villageois d'une manière dynamique et expressive. Les indications scéniques sont exécutées avec un grand enthousiasme, tout en gardant la qualité et la consistance vocale. La scène de la Fête-Dieu, qui combine les couleurs locales et une touche de modernité avec du fantastique, souligne la solidité de l'ensemble et des nuances vocales individuelles, qui communique bien le double visage de la société conservatrice et religieuse. Dans la confrontation avec Wally après la scène du baiser volé, le chœur de femmes traduit la tension sociale qui tourmente Wally, vocalement comme dramatiquement.
La direction musicale d'Andrés Orozco-Estrada apporte un grand soin aux détails sonores, à la netteté d'articulations, avec la résonance des cuivres (les trombones et le tuba basse) comme des autres vents dans le registre bas, souvent posés en épine dorsale du drame. Les passages lyriques denses communiquent la douceur par l'intensité et l'épaisseur texturale de la mélodie, sans jamais tomber dans le kitsch. Enfin, la précision de la percussion et la gravité sonore des cordes assurent le poids dramatique jusqu'à sa culmination dans la froideur, les ténèbres et la mort : les seuls réconforts de l'héroïne sans patrie. Le grand réconfort aussi d'un public autrichien d'autant plus fasciné par ce spectacle en ces temps de reprise pandémique.