Akhnaten de Philip Glass ouvre la saison lyrique et le Festival manca à Nice
La mise en scène de cet opéra relatant le règne du Pharaon Akhenaton (environ 1350 ans avant notre ère), père de Toutânkhamon, se tient au plus près de l’imaginaire du compositeur, en ce qu’elle est signée Lucinda Childs (qui chorégraphiait et écrivait même déjà des textes pour Einstein on the Beach de Philip Glass en 1976). Elle s’invite en filigrane spectral dans le spectacle, son visage de statuaire étant projeté en arrière-scène par le vidéaste Etienne Guiol, comme un Sphinx à la voix aussi calme qu’obsédante. Elle tient les deux rôles parlés (en anglais) de l’œuvre : le père défunt Aménophis III, et le Scribe. L’étrangeté du spectacle vient déjà du timbre de cette voix, féminine et féline qui donne une sonorité concrète aux hiéroglyphes lentement tracés par la vidéo.
Le livret ne met pas l’emphase sur une intrigue, mais sur des instantanés de vie du jeune pharaon, des pages du Livre des morts à la lecture lentement étirée. Les paroles chantées sont un patchwork de langues mortes, de l’akkadien à l’hébreu biblique, telles une Pierre de Rosette lyrique, donnant vie à des extraits de rituel comme à des documents administratifs historiques.
Les protagonistes habitent ici un espace or et écarlate scénographié par Bruno de Lavenère (décors et costumes), au plus près de l’imaginaire contemporain de l’ancienne Égypte, mais dépouillé de toute mode orientalisante, en concentrant le décor sur un disque solaire, veiné d’essence de cèdre. Les personnages royaux le traversent, se purifient et se rechargent d’énergie, matérialisée scéniquement par la lumière de David Debrinay.
L’équipe scénique se fond ainsi dans le minimalisme du compositeur américain, dont la musique appelle le hiératisme des gestes, la géométrisation des corps, mis très lentement en mouvement (avec quatre couples mixtes de danseurs moins mécanisés que ceux des chœurs et des chanteurs, le tout avec la collaboration à la chorégraphie d'Éric Oberdorff qui signe et nous présente un autre spectacle dans ce Festival manca). Le minimalisme se voit subtilement augmenté par les effets scéniques, du décor à la vidéo, en passant par les costumes. La vidéo constante travaille les échelles, mêlant des images grandeur nature à d’immenses hologrammes, qui étirent les formes et les figures.
Kaléidoscope de pages d’orchestre, d’interventions parlées et de moments d’arrêts sur image, la partition hybride repose sur le timbre singulier et caractérisé de chaque chanteur, sa capacité de projection ainsi que son endurance, en premier lieu, celui du rôle-titre. Le contre-ténor Fabrice di Falco compose physiquement et vocalement un pharaon à la fois fragile et tendu. Il déploie son grand air, l’Hymne au Dieu-Soleil, comme une prosodie chantante. Sa diction et sa projection rappellent le grand air d’Orphée de Monteverdi (“Possente spirto”), avec des vocalises virtuoses et métallisées. Dans la solitude de son disque d’or, parfois rayé, il réunit la palette d’émotions de son rôle, dans un timbre à l’apesanteur vivante, tel un cosmonaute antique. Sa manière d’insuffler l’aigu de chaque note restitue vocalement son lien ombilical avec le Dieu-Soleil.
Un triumvirat de personnages masculins entoure puis combat le jeune pharaon, avec une carrure posturale et vocale homogène. Le Grand-Prêtre d’Amon trouve en Frédéric Diquero des couleurs solidement charnues de caramel. Il surplombe les bases du triangle vocal composé du Conseiller Aye incarné par Vincent Le Texier (au carbone vocal noir-brillant) et de Joan Martín-Royo en Général Horemhab au charbon ardent.
Avec la voix de Grande prêtresse de Lucinda Childs, les personnages féminins sont Reine-mère, Reine-épouse et Princesses-filles. La soprano Patrizia Ciofi est la Reine Tye, mère d’Akhenaton, choisie pour ses performances vocales d’oiseau céleste, aussi brillante et endurante que précise dans le firmament égyptien.
Néfertiti est voulue voluptueuse avec le choix de Julie Robard-Gendre, très applaudie, au mezzo de geai bleu-noir, aux plumes sonores d’une belle facture luisante. Sa voix s’entrelace à celle de son époux, dans leurs duos, pour former ce mélange d’hydromel qui étanche les soifs divines.
Les six princesses, Karine Ohanyan, Rachel Duckett, Mathilde Lemaire, Vassiliki Koltouki, Annabella Ellis et Aviva Manenti, sont toutes "filles" du CALM (Centre Art Lyrique de la Méditerranée), et chantent en chœur leur vie en cage dorée. Elles marient avec volupté leurs différentes tessitures et amplitudes de vibrato, dans une légère sonorité de papyrus frotté.
Léo Warynski allie la complexité à la simplicité, la répétition à la transformation : tout le paradoxe de cette partition (qu’il détaille dans notre Grand Format sur la musique contemporaine à l’Opéra de Nice et le Festival manca qu’ouvre cet Akhnaten). La bulle musicale qu’il dirige est faite de mouvements cellulaires miniatures, de pulsations infimes de la matière sonore, plongeant l’auditeur, captif ou captivé, dans une transe hypnotique. Sa gestique, en ailes d’oiseau, synchronise et déploie la musique en une immense tapisserie, tour à tour lisse et striée, à la faveur du travail de la variation. Le chef semble aussi parfois labourer la terre limoneuse du Nil, pour faire jaillir des ondées sonores, traits ascendants et descendants à l’infini, courts soli de bois, longues basses de cuivres qui sonnent comme autant de trompes tibétaines. L’Orchestre Philharmonique de Nice joue cette partition comme sur du velours, ayant traversé l’épreuve du jeu confiné. Il creuse les profondeurs de la fosse, terrain de fouille sonore. Un clavier électronique au timbre d’orgue vient métalliser en filigrane les contours acoustiques produits par la phalange. Les Chœurs, préparés par Giulio Magnanini, se font les artisans patients et minutieux de ce travail d’archéologue, en se jouant des difficultés rythmiques de leur partie, si difficile à apprendre par cœur et par corps (eux dont les gestes mécaniques se doivent d’être parfaitement similaires).
Le public prend progressivement ses marques, pour applaudir les moments-clés de l’œuvre, et pour finir par faire une ovation aux forces scéniques, et en particulier à Lucinda Childs, à laquelle l’Université de Nice Côte d’Azur, remet un diplôme de Docteur honoris causa.