Eugène Onéguine, alliances franco-russes au Théâtre des Champs-Elysées
La distribution réunit en effet deux chanteurs français et deux chanteuses russes dans les rôles principaux des amants tragiques (c'est même la soprano française d'origine russe, Vannina Santoni, qui aurait dû prendre le rôle de Tatiana mais attendant un heureux événement, elle laisse le public attendre une prochaine occasion). Tout le reste du casting est également français, sauf paradoxalement le rôle de cet opéra qui chante en français : Monsieur Triquet a ici le fort accent batave de Marcel Beekman, d'autant qu'il accentue beaucoup la bouffonnerie du personnage avec une surarticulation et des hoquets vocaux gâchant son aigu qui sait être tendre ou pincé.
Cette nouvelle production est de surcroît confiée à Stéphane Braunschweig qui explore le répertoire théâtral russe depuis trois décennies en tant que Directeur de théâtres nationaux et metteur en scène, notamment au service de Tchekhov. Son travail sur Eugène Onéguine rapproche ainsi l'opéra de Tchaïkovski de la pièce de Pouchkine (sa source) et du théâtre de Tchekhov (dont Pouchkine aurait été contemporain s'il n'était pas mort des suites d'un duel pour une histoire d'honneur amoureux avec son beau-frère : comme prophétisé de manière très troublante dans Eugène Onéguine). La mise en scène se concentre ainsi sur un tableau social et un drame de chambre.
Le mur brut du Théâtre en fond de scène est rapidement recouvert par un grand rideau noir pour plonger de la réalité à la fiction (comme Tatiana toujours plongée dans ses livres d'amour). Le tableau dramatique et champêtre est noir, blanc et vert (le mur, les robes et les chaises, le gazon), mais une chambre surgit du sol. Cette pièce levée par une grande trappe est la chambre d'enfant de l'héroïne avec de petits meubles, montrant sa candeur conservée. Tatiana monte sur le toit (ou plutôt, le toit la monte avec lui), sa lettre à la main, symbolisant combien elle est prête à se jeter dans le vide (littéralement et sentimentalement). La pièce s'enfonce alors à nouveau dans le sol, comme la tombe de ses amours condamnées et pour la ramener littéralement sur terre.
C'est ensuite la même pièce qui se forme avec les murs descendant cette fois du plafond, la même pièce mais donc beaucoup plus grande, triste et cruelle. Le dernier tableau bascule enfin dans un tout autre univers, celui de tables de jeux enfumées avec des invités classieux se bandant les yeux (à l'image d'une société frivole qui s'aveugle comme Onéguine et Tatiana sur leurs vrais sentiments, qui joue et perd).
La fosse propose aussi la qualité d'une intimité chambriste mais sans les grands élans passionnés de l'ouvrage. Sous la direction investie de Karina Canellakis, l'Orchestre National de France se recueille dans une grande délicatesse, satinée. Les thèmes sont très nettement sculptés, mais en coupant les résonances, ce qui empêche l'articulation des phrases entre elles (notamment dans l'air de la lettre où les pupitres doivent se répondre et se transmettre les thèmes comme des cursives qui se suivent). Les résonances et le liant se déploient toutefois avec le grave des timbales et des contrebasses, et la cheffe ralentit les moments les plus poignants, à l'extrême, pour en faire profiter encore davantage l'auditoire.
La Tatiana de Gelena Gaskarova est elle aussi chambriste, mais au point que ses médium et mezzo forte, visiblement délicats, ne franchissent pas la fosse. L'aigu irisé et argenté perce toutefois mais plafonne et serre dans les sommets expressifs.
Jean-François Borras entre en Lenski avec une intensité également contenue mais frémissante : illustrant la passion amoureuse, puis tout autant la douleur mortifiée de l'ami trahi, puis les deux intensément réunies mais encore en retrait. Le ténor se réserve en fait pour une grande ascension : celle de son grand air Kuda Kuda où il est élevé dans les airs par le plateau avant d'éclater d'autant plus lyrique et déchirant dans sa passion ultime et son sacrifice (au moment de tirer lors du duel, il baisse ici les armes et se livre à la mort).
Olga déploie l'ample voix d'Alisa Kolosova, dont la projection résonne fortement en rebondissant sur le plateau et dans la salle, grâce à un médium musclé. La mezzo dispose de tout l'ambitus et des couleurs de la partition jusqu'au crépuscule du grave.
Dans l'univers chambriste, la puissance vocale de Jean-Sébastien Bou en Eugène Onéguine marque d'autant plus. Le caractère et la voix sont intenses, comme à son habitude et il ose tous les effets expressifs nécessaires, y compris des phrasés tendus et cinglants pour graver son personnage, sachant qu'il dispose de nombreuses occasions de déployer sa voix cuivrée.
L'autre voix qui s'impose évidemment et comme une évidence est la riche basse de Jean Teitgen en Prince Grémine. Le grave a la profondeur slave, le médium est patiné, l'aigu est intense et le tout se déploie avec noblesse (quoiqu'en raccourcissant étonnamment les résonances).
Les deux figures maternelles réunissent leurs voix (à l'image de leurs tenues identiques, que revêtent également les jeunes héroïnes de cette société uniforme). Larina (Mireille Delunsch) est très articulée avec un ample phrasé, son médium restant toutefois en retrait mais pour lancer les aigus. Filippievna (Delphine Haidan) creuse l'ample couleur slave et sourde (au point de fatiguer un peu) mais les deux savent plonger dans les graves ou jaillir vers des aigus, soit vibrants soit tendus.
Yuri Kissin est appliqué et protocolaire en Zaretski comme il sied à un témoin de duel, sachant aussi offrir des couleurs sombres qu'il dynamise et projette en Capitaine.
Le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux (préparé par Salvatore Caputo) mélange les différentes figures du peuple russe (et ressemble aussi aux gravures et peintures au plafond de ce Théâtre des Champs-Elysées) : ils sont à la fois une foule religieuse et ouvrière, tout en blanc et tenant des gerbes de blé, s'élançant dans des danses folkloriques mais aussi une incongrue Ola. Ils chantent même en exécutant une valse noble et sautillante sur le chœur de chasse (avec quelques danseurs). Les voix assument elles aussi toutes ces références simultanées avec un chant résonnant et dynamique. Cependant, le chœur et l'orchestre trouvent chacun leur synchronisation propre, mais pas commune. À l'image des amants tragiques de cette histoire.
Le public applaudit les airs des voix les plus intenses et les récompense encore davantage par un intense silence durant leur performance, avant de saluer tous les artistes au rideau final.