Hippolyte et Aricie et Simon Rattle à la Philharmonie de Paris
Hippolyte et Aricie est présenté ce soir en version concertante à l’instar de sa création à l'hôtel particulier du mécène de Rameau, Alexandre Le Riche de La Pouplinière en 1733, mais le compositeur ayant remanié son œuvre à plusieurs reprises, c’est la dernière version qui est retenue ce soir (1757) et l’opéra se présente sans prologue, raccourci de quelques récits, préservant toutefois le monologue de Phèdre de l’acte III « Cruelle mère des amours ».
S’il n’est plus rare d’assister aux expériences de certains chefs plus spécialisés dans le répertoire baroque vers un répertoire plus tardif (Sir John Eliot Gardiner dans le Requiem de Verdi ou encore Jordi Savall dans l’intégrale des symphonies de Beethoven entre autres récents exemples), l’inverse est moins habituel. Simon Rattle, qui s’est notamment fait connaître et reconnaître pour sa défense du répertoire contemporain et du XXème siècle possède cependant un catalogue varié, le menant parfois à diriger des ensembles sur instruments d’époque. C’est après le choc de l’écoute d’un opéra de Rameau lorsqu’il était adolescent que le chef sut que cette musique ferait (aussi) partie de sa vie. La richesse musicale ainsi que son inventivité lui fait dire que « Rameau est un hooligan : sa musique brise toutes les normes. »
Bien que Rameau reprenne la tradition de la tragédie lyrique française conçue par Lully, c’est dans l’abondance des pages orchestrales (ballets et scènes descriptives de tempête, de chasse) que Rameau innove et Simon Rattle, riche de son expérience auprès d’orchestres prestigieux, peut s’appuyer sur les connaissances du Freiburger Barockorchester pour en magnifier toute la diversité. L’effectif orchestral conséquent (4 bassons, 4 hautbois, 4 flûtes, 2 clavecins) nourrit la musique d’une densité impressionnante. Tout en favorisant l’intensité et la cohésion des tempi, l’ensemble restitue l’énergie rythmique et la splendeur des pages instrumentales.
Le livret de l’abbé Pellegrin place le couple Hippolyte et Aricie au centre de l’opéra. Cependant, inspiré de Phèdre version Racine, il met cette dernière en lumière, ici sous les traits de Magdalena Kožená vêtue d’une robe jaune éclatant (les autres personnages étant vêtus de noir). La mezzo-soprano habite son chant d’une passion intense dès les premières notes. Dans un grand lyrisme, elle se plaint de Vénus qui l’afflige d’un amour incestueux pour son beau fils (« Cruelle mère des amours ») qu’elle évoque avec tendresse, intensifiant le da capo (reprise) par une ornementation plus fournie. L’intensité allant crescendo, ses dernières interventions révèlent la tragédienne, les bras ouverts, éructant son désespoir en voix de poitrine quasi parlée.
L’intensité est également le fait du haute-contre (voix plus aiguë que le ténor) Reinoud van Mechelen qui, dans une accroche infaillible, offre un pendant puissant face à la violence de Phèdre. Sa voix aiguë, éclaircie par des voyelles ouvertes se teinte de nuances plus suaves lorsqu’il déclare son amour à Aricie. Sans aucun vibrato, ses plaintes sont déchirantes lorsque, banni par son père, il se lamente sur son destin. La soprano Anna Prohaska incarne Aricie de façon sensible, cependant un souci récurrent de justesse (notamment lorsqu’elle intensifie son chant) ajoute de l’étrangeté aux chromatismes audacieux de Rameau. Dans cette version, l’air « Rossignols amoureux » lui revient, mais la soprano, bien que vocalisant souplement, ne parvient pas à faire s’envoler sa voix au niveau des flûtes qui dialoguent avec elle.
Gyula Orendt (baryton) est un Thésée au timbre souverain et à la prestance imposante. Sonore sur toute la tessiture, il déclame son texte avec force, parvenant même à toucher l’inflexible Pluton. Dans un désir d’intensifier davantage son discours, certains sons peuvent toutefois être quelque peu poussés ou pris en dessous (« Grand Dieu, daigne me rendre au jour »), mais il fait néanmoins entendre de subtiles nuances dans l’air « Puissant maître des flots ». Ema Nikolovska prête sa voix intense et vibrante au personnage de Diane. Personnage réconfortant, elle déclame le texte au plus près des intentions théâtrales et ses vocalises agiles s’envolent joyeusement pour annoncer la bonne nouvelle qu’Hippolyte n’est pas mort.
Le timbre riche de la soprano Evelin Novak marque son personnage de grande prêtresse d’une certaine autorité et ses vocalises demeurent intenses lorsqu’elle en appelle aux Dieux vengeurs. Elle interprète également la chanson de la matelote avec précision et charme. La voix caverneuse aux résonances impressionnantes de la basse Jérôme Varnier qui interprète Pluton offre un équilibre d’intensité aux côtés de Thésée. Cependant, placé derrière l’orchestre (comme tous les solistes), sa voix peine quelque peu à franchir la masse orchestrale dans l’air « Qu’à servir mon courroux ». Intervenant chacune pour un air, Slávka Zámečníková entraine la troupe à la chasse d’une voix projetée et Liubov Medvedeva célèbre l’heureux dénouement d’une voix souple aux aigus délicats.
Dans cette version le rôle d’Oenone demeure restreint et Adriane Queiroz lui prête sa voix largement vibrée tandis que le baryton-basse Benjamin Chamandy incarne la furie Tisiphone de façon confidentielle. Michael Smallwood (ténor) est un Mercure à la voix claire et distincte. Enfin, Magnus Dietrich, Arttu Kataja et Frederic Jost interprètent magistralement les trois Parques dont les pages musicales révèlent les audaces harmoniques de Rameau (la complexité des modulations du trio effrayèrent tant les interprètent qu’il fut supprimé dans un premier temps).
Une des caractéristiques du style de l’opéra français de l’époque (l’opéra italien étant plus centré sur les solistes) est l’importance donnée aux parties de chœur qu’interprète le Staatsopernchor Berlin. Peu habitué à ce répertoire, l’ensemble allemand en restitue néanmoins la grandeur dans un son équilibré et somptueux.
Si, après la première écoute d’Hippolyte et Aricie, Campra déclara qu'« il y a dans cet opéra assez de musique pour en faire dix », le public de la Philharmonie ne semble pas avoir souffert du « trop de notes ! » et applaudit intensément les artistes.
Comblé comme un prince avec le plus beau et le plus complet des opéras français : Hippolyte et Aricie de Rameau, ce soir à la @philharmonie. Trois heures de pur génie musical. pic.twitter.com/2wk1Swo0Hq
— Georg-Friedrich (@GeorgFriedrich2) 9 novembre 2021