Les Eclairs à l’Opéra Comique : Tesla par Philippe Hersant
L’histoire de cette commande commence par le livret, transformation du roman Des éclairs de Jean Echenoz par lui-même, à la demande d’Olivier Mantei (qui a quitté son poste de Directeur à l’Opéra Comique la veille de cette première). S’inspirant librement de la vie compliquée et exaltante du génial inventeur du courant alternatif, Nicolas Tesla -devenu Gregor dans le livre-, le romancier raconte ce temps tout aussi enthousiasmant que risqué qu’était le début du XXe siècle aux Etats-Unis, notamment pendant cette « guerre des courants » qui opposa Tesla à Thomas Edison. À travers ce voyage dans le temps, l’auteur semble poser la question du progrès, de ses avancées pour l’humanité mais aussi de ses dangers, sans toutefois vraiment l’aborder.
Pour composer la musique de ce « drame joyeux » comme il le nomme, Philippe Hersant doit relever le défi de ce livret relativement long et sans monologue ou dialogue suffisamment profond pour offrir de beaux airs. Bien qu’il en résulte alors davantage de récitatifs que d’airs mémorables (il y en a néanmoins quelques-uns), Philippe Hersant réussit à créer des atmosphères et à dépeindre les sentiments des protagonistes grâce à sa musique, particulièrement dans la façon dont il traite l’orchestre et les instruments. Presque systématiquement, chaque personnage est accompagné d’un instrument soliste à qui est confié le lyrisme tandis que la voix suit avec pertinence le phrasé du texte. Les scènes, relativement courtes, s’enchaînent mais le compositeur maintient la cohérence avec subtilité, notamment par l’utilisation d’une série dodécaphonique (de 12 sons) structurant le tout. La musique reste tout à fait tonale mais avec des libertés, par exemple lors de l’air d'Ethel « Vendredi, c’est le jour de Vénus » que le vibraphone accompagne d’arpèges mêlant majeur et mineur. L’auditeur s'amuse à plusieurs reprises par quelques citations, plus ou moins évidentes, d’autres œuvres du passé, comme le thème du Scherzo de la Symphonie du Nouveau Monde de Dvořák à la trompette pour l’évocation de l’Amérique, ou les quatre notes du film Rencontres du troisième type (musique de John Williams) sur le mot « martiens » (avec lesquels Tesla alias Gregor voulait communiquer). Quelques autres emprunts, anachroniques, au jazz suggèrent une ambiance mondaine tandis que le synthétiseur apporte une étonnante touche de modernité électrique dans la nomenclature. Enfin, un tympanon fait danser les sonorités des Balkans (rappelant les origines serbes de l’inventeur). La cheffe Ariane Matiakh, à la tête des musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, défend avec énergie et cohérence toutes ces citations, s'appuyant sur des solistes aguerris.
La mise en scène conçue par Clément Hervieu-Léger est également mise au défi par le livret qui impose de nombreux changements de décors. Ceux-ci, réalisés par Aurélie Maestre, se font donc à vue de façon très coordonnée et très fluide. En toile de fond, les gratte-ciels de New York, en noir et blanc, rappellent le progrès technique omniprésent d’une période où tout change à grande vitesse. Les costumes signés Caroline de Vivaise permettent de comprendre sans être brusqué le saut dans le temps, entre l’arrivée de Gregor à New York en 1884 et le retour à son ermitage dans le Colorado dans les années 1930. Seules touches de couleurs dans cet univers assez sombre, hormis les costumes de la réception de l’acte II, les habits des deux femmes : la journaliste Betty en vert et la dévouée Ethel dans des tons chauds allant du jaune au marron en passant par l’orange. Les lumières de Bertrand Couderc sont pour le plus souvent assez froides, mettant ainsi en évidence les quelques flashs des appareils photo des journalistes ou des violents éclairs électriques de l’affreuse scène de la première mise à mort par électrocution (au courant alternatif, que Thomas Edison voulait discréditer en soutenant ce projet en 1890).
Nicolas Tesla, alias Gregor, est interprété par le baryton Jean-Christophe Lanièce, dont le timbre soyeux, au texte très compréhensible, correspond bien à son personnage élégant et idéaliste, voire un peu naïf et inconstant. Seule la compagnie des oiseaux semble le satisfaire véritablement, comme lors de son air « Vous qui chantez, vous qui volez ». La journaliste du New York Herald Betty, personnification de la journaliste Kenneth Swezey du Time, est chantée avec délicatesse et pétillance par la soprano Elsa Benoit. Son chant se fait plus aigu, avec finesse, lorsque son personnage se laisse aller à un enthousiasme qui en devient touchant. Elle offre un havre d'humanité face aux stoïques scientifiques dans la scène de mise à mort.
Ethel Axelrod, grande admiratrice de Gregor-Tesla jusqu’à en tomber amoureuse, est interprétée par la mezzo-soprano Marie-Andrée Bouchard-Lesieur. Son timbre riche et la souplesse de ses phrasés la dotent d’une grande tendresse. Là encore, l'auditoire aurait aimé l'entendre plus longuement en arias. Son mari, Norman Exelrod, est incarné par le ténor François Rougier dont l’expressivité équilibrée et la voix délicate s'expriment pleinement, notamment lors de son air « Tous les espoirs sont permis ».
George Westinghouse, alias ici Horace Parker, prend les traits et la voix ronde du fier baryton Jérôme Boutillier, dont la diction est particulièrement appréciée. Il sait séduire l’auditoire tout comme Gregor, partageant la souffrance de sa déception lorsque l’entrepreneur rompt violemment son contrat (mais ne partageant pas ses idéaux humanistes, contraires à son profit). Thomas Edison, seul personnage à garder son véritable nom, grand méchant de cette histoire, est interprété par le baryton-basse André Heyboer, à la voix pleine et large qui pourrait gagner en clarté.
Enfin, le chœur est confié à l’Ensemble Aedes, préparé par son chef Mathieu Romano. Dans les chants joyeux célébrant l'industrie ou touchants face aux bouleversements, le son est très équilibré et assez homogène, mais un tout petit peu derrière l’orchestre à quelques rares endroits, sans doute par manque de visibilité de la cheffe.
Le début du XXe siècle dans lequel nous plongent Philippe Hersant et Jean Echenoz, sans être pour autant explicite, pose des questions toujours d’actualité, la société étant toujours déchirée entre la fascination du progrès qui veut rendre le monde meilleur et la crainte face à ses dangers, parfois mortels et allant à l’encontre de certains idéaux. Le public de l’Opéra Comique ressort surtout admiratif de la maîtrise de Philippe Hersant et des musiciens qui défendent sa musique.