Lulu ou la Lilith moderne ressuscitée par Warlikowski à La Monnaie
Lilith, première femme d'Adam dans certaines légendes, refusa de se soumettre à lui, préférant la liberté de ses désirs à la loi divine. Lulu incarne donc cette nouvelle Lilith, suivant ses envies et pulsions. Les vertiges du désir rythment ainsi l’opus d’Alban Berg, à travers la figure puissante et polymorphe de Lulu (Eros et Thanatos, souffle de désir ou souffle de mort, petite amie Eva, Mignon enfant protégée et jeune danseuse, fatale Nelly, et un peu toutes les femmes aussi). Lulu s'offre ainsi à la fois libre du désir des hommes et pourtant encore victime de son statut : en 50 nuances d'une trajectoire qui est aussi musicale (avec l'implacable structure et intensité expressive composées par Berg et déployées par les musiciens de La Monnaie). Sous la direction d’Alain Altinoglu, la musique est rendue comme le personnage principal : charismatique dans sa complexité, avec une acuité physiologique notable traduite par l'évidence des formes mais aussi fourmillante et hallucinée.
Cette sensibilité est aussi celle mise en scène par Krzysztof Warlikowski, qui revient avec cette production (après avoir présenté ici depuis De La Maison des Morts de Leoš Janáček, mais aussi Les Contes d’Hoffman qui ont également marqué le public bruxellois par cette précision psychologique et un réalisme halluciné, entre monde hollywoodien et milieu carcéral, spectacle de l'a-normalité et beauté dans l'horreur). Les références sacrées sont nombreuses, tout autant que celles des œuvres cinématographiques léchées de David Lynch, Brian de Palma, absurdes d’un Rocky Horror Picture Show, ou effrayantes façon American Horror Story. Dans ce monde d’images impeccables aux décors métalliques et brillants de néons et de paillettes, c'est pourtant le naturel sauvage et animal de l’homme qui l'emporte. Le carnaval des horreurs meurtrières, des fluides humains et des salissures d’âmes triomphe des normes, contrastant d'autant avec l'architecture aux lignes droites des escaliers et des murs transparents. Les femmes sont belles, les hommes sont sales, lubriques, violents et surtout possessifs.
Lulu emblématique depuis dix ans et cette production notamment, Barbara Hannigan revient sur les planches pour endosser le rôle cannibale et ultra physique sans rien perdre de sa superbe sur scène, ni de sa puissance vocale. Abandonnée à l’exigence du metteur en scène grâce à la force de son métier, la chanteuse l’assure, revenir au rôle demande une rigueur d’athlète et une force psychologique particulière pour assumer la dimension du personnage et du livret, avec sa difficulté vocale extrême. Vaisseau de tous les traumas de la femme, Barbara Hannigan réussit la prouesse de tenir la longueur avec une intensité constante. Les aigus percent avec une aisance redoutable, les graves sonnent sombres et profonds. La prosodie et le Sprechgesang (chanté-parlé) s’accorde avec le jeu précis de la chanteuse, acrobate unissant la fille et le démon en une danse macabre hallucinée.
Lulu est accompagnée sur scène d’un casting très dense (sans chœurs et sans cœurs), intensément dirigé par le metteur en scène et le chef d'orchestre. Dans un registre effrayant et démoniaque, le baryton-basse Martin Winkler traduit l’homme empli de vices. Dompteur d’animal et athlète, il se joue des timbres de voix avec une radicalité et une maîtrise déconcertante. Le jeu est entier et offre même une pointe d'humour noir à ce cauchemar d’homme animal et lubrique.
Autre femme maitresse de l’opus, Natascha Petrinsky, propose en Comtesse Geschwitz énamourée de Lulu une interprétation très fine. La voix puissante, haute et noble, dans son jeu très maîtrisé, lui confère une distinction remarquée et bienvenue, mais aussi ferme que sensuelle. Lilly Jørstad qui débute dans les rôles de la vestiaire, jeune mariée et gymnaste (mais devient une habituée de la maison dans le répertoire contemporain), marque par sa richesse et précision. Altière, la mezzo-soprano s’inscrit dans un jeu plus introverti, mais tout aussi clair de timbre.
La soprano Julie Mathevet en jeune punk adolescente et addicte à crête bleue électrique traduit l’angoisse, avec pourtant elle aussi une voix haute et altière. Le décalage est puissant. Dans le rôle de la Mère, Mireille Capelle installe sa grande présence théâtrale et contribue elle aussi à la mémoire de la production (elle participait à sa création). La voix est puissante, dans un accord élégant entre profondeur et amplitude précise.
Gerard Lavalle, bien connu lui aussi de la maison-mère, fait une apparition malheureusement trop brève (le personnage étant la première victime de la pièce, dans le rôle du professeur, seul véritable amour de Lulu). D’une voix profonde, chaude et austère, il revient au dernier acte, comme un retour aux sources, en médecin qui clôture la pièce macabre.
Rainer Trost, plus vif, s'épanouit dans le chant parlé avec précision et un caractère vocal classique tirant vers le récitatif. Le baryton danois Bo Skovhus alterne entre les rôles du Dr. Shön, épris fou de Lulu jusqu’à mourir sous sa main, et sa vengeance finale en Jack l'Eventreur. Sa force tant vocale que physique adresse une voix ample et directe, au souffle précis et sonore.
Toby Spence, dans le rôle d'Alwa, se dessine avec la sensibilité d'un ténor bel cantiste au service du rôle du meneur de revue : jeune, vif et précis, non sans une certaine liberté et un détachement. Pavlo Hunka de son côté marque le casting de sa voix abyssale. Lente, précise et lestée, la ligne est aisée dans la langue allemande.
De cette immense densité vocale et théâtrale émerge aussi une série de jeunes danseurs et danseuses emmenés par Claude Bardouil, dans des solos signés Rosalba Torres Guerrero. Opérant souvent dans des moments de silence absolus, les corps se tordent lascivement au regard des hommes désireux mais aussi de jeunes enfants.
La Monnaie reprend et poursuit ainsi sa programmation intense, forte en tempéraments dans tous ses genres, avec notamment de puissantes figures féminines : Lulu est suivie dans cette saison par Norma et Carmen.