Proserpina de Wolfgang Rihm à Vienne et aux confins
Le Neue Oper Wien n'a ni lieu, ni ensemble fixe : sa mission est de s'adapter aux espaces scéniques choisis en fonction de l'acoustique, de la programmation, mais aussi du public. Le but ultime est de « diminuer la distance entre le spectacle et les spectateurs », ce qu'accomplit ici Proserpina (2009) de Wolfgang Rihm. La mise en scène d'Anna Bernreitner, les décors d'Hanna Rosa Öllinger et Manfred Rainer emploient la fosse d'orchestre comme une chambre dans laquelle Proserpina est confinée, dans une temporalité figée.
Tout est gris dans cette chambre, comme pétrifié, à l'exception des quelques fleurs encore vivantes (ou dans leur dernière phase de vie). Tel un sujet d'expérimentation psychologique, la déesse du monde souterrain est exposée, sous un éclairage froid et cru conçu par Norbert Chmel, dans toute son intimité au moyen d'une retransmission vidéo. Elle n'est pas vue directement, mais à travers les yeux d'une caméra à l'épaule. Mais plutôt que de distancier du spectacle, la proximité s'accentue avec les spectateurs devenus examinateurs involontaires de ses souffrances, espoirs perdus, crises d'angoisse et questionnements existentiels. Sa sexualité culmine sur l'autosatisfaction. La mise en scène puise dans le symbolisme de la grenade pour communiquer le double sens du plaisir corporel : la fertilité et la mort menant vers la vie éternelle (deux significations symboliques réunies par Goethe dans son texte). En croquant la pomme/grenade, Proserpina embrasse simultanément sa nature féminine et la vie éternelle qui l'attend (les Parques lui rappellent que « la morsure de la pomme fait de toi nôtre ») mais cette éternité est celle infinie du temps où tout est « vide, toujours vide ».
Le rôle de Proserpine est confié à Rebecca Nelsen, membre de l'ensemble du Volksoper de Vienne. Ses souffrances apparaissent encore plus poignantes en contraste avec son costume d'une matière fine décorée de fleurs (signé Devi Saha) qui évoque un style idyllique et donne au personnage une certaine naïveté. L'interprétation du rôle réunit une bonne compréhension du texte, du personnage, ainsi que la beauté du timbre qui se manifeste dans la richesse expressive et texturale du chant. Le registre haut est puissant et brillant, contrôlé même quand il perce pour des raisons dramatiques. Le registre médian et la descente vers le registre bas, où reposent les lamentations, est doté d'une certaine majesté qui fournit le poids et les riches nuances. Ses fragments lyriques courts sont pourtant constamment estompés par l'angoisse, jusqu'aux élans sombres de la frustration et du désespoir. Les transitions entre les registres soulignent la précision et clarté naturelles du chant. La scène de la grenade marque les esprits : rencontre entre crise érotique et métaphysique, les différentes nuances du chant syncopé se succèdent en imitation des frémissements du plaisir. L'expressivité du jeu saisit dans sa plénitude la souffrance crue et l'écroulement psychologique du personnage qui sombre dans la folie contre son gré.
Les Parques sont confiées aux femmes du Chœur de chambre de Vienne (Wiener Kammerchor) sous la direction de Bernhard Jaretz. Quoique leur chant soit élégant et régulier, leur présence est assez effacée face au chant imposant de Proserpine. La tension et leur insistance pour revendiquer la divinité comme reine fait défaut.
Intendant et directeur musical du Neue Oper Wien, Walter Kobéra dirige son propre ensemble spécialisé en musique moderne, l'amadeus ensemble-wien, avec un grand soin porté aux nuances musicales mises au service du drame. L'articulation propre et nette dessine et colore les textures instrumentales, notamment dans le contraste des registres et des timbres. La confrontation entre la sonorité perçante des flûtes et les ronronnements sombres des violoncelles associés au registre bas des vents est particulièrement imposante. Les alternances abruptes entre les registres et les phases dramatiques sont réfléchies, de telle sorte que la musique se fond dans le drame, comme la déesse du Printemps dans les profondeurs hivernales de l'enfer.