Anna Bolena à Genève, soir de premières
Après Guerre et Paix tout en mouvement et démesure (notre compte-rendu), place à l’amour et à la haine au Grand Théâtre de Genève, institution où le Directeur général Aviel Cahn vient tout juste de voir son mandat prolongé de cinq ans, soit jusqu’en 2029. De quoi voir venir pour celui qui entend poursuivre sa politique d’ouverture de l’art lyrique, tant à un public nouveau qu’à des arts parallèles (en atteste notamment la très théâtrale Clémence de Titus mise en scène par Milo Rau en février dernier). Mais pour l’heure place au bel canto, donc, pour une production événement à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle inaugure un cycle qui verra se succéder en autant de saisons les trois tragédies tudoriennes de Donizetti, Anna Bolena précédant Maria Stuarda et Roberto Devereux. Ensuite parce qu’elle donne ici à entendre des solistes qui, pour la plupart, effectuent une prise de rôle, des débuts qui valent aussi pour le maestro Stefano Montanari qui, pour sa première au “GTG”, dirige rien de moins que la première Anna Bolena donnée in loco.
Pour ce spectacle inédit qui en appelle donc deux autres, la mise en scène et la scénographie sont confiées à un duo aussi rodé que complice, celui formé par la Française Mariame Clément et l’Allemande Julia Hansen. Un duo féminin pour narrer le sombre destin d’une femme, Anne Boleyn, coupable d’avoir cru en la grandeur du pouvoir royal mais n’y ayant trouvé que malheur et trahison. Un opéra “des illusions perdues” et de “l’engrenage amoureux” (dixit Mariame Clément), qui se trouve ici servi par une mise en scène en partie atemporelle, en tout cas vestimentairement parlant, les somptueuses robes vertugadin des unes côtoyant les chemises d’un style beaucoup plus moderne des autres, notamment d’un Percy dont les manches sont retroussées sur des bras ostensiblement tatoués. Un mélange des styles assumé, comme pour mieux signifier que le drame amoureux n’a pas d’âge, le destin de cour d’hier devenant le fait de société d’aujourd’hui.
Un certain classicisme vaut en revanche pour le décor très naturaliste, aux couleurs oscillant entre vert de gris et bleu turquin (tons de couleurs inspirés des œuvres picturales d'Holbein Le Jeune, connu pour avoir peint le portrait d’Henri VIII, époux d’Anne Boleyn, puis de Jeanne Seymour). Un décor amovible, en l’occurrence, dont la rotation permet d’alterner entre différents tableaux, ici la nature verdoyante, là une salle de palais royal ou un genre de tribunal fait de peu de choses (mais de beaucoup de chaises), le tout trouvant un relief supplémentaire dans l’apparition d’animaux à tailles de géants, tel ce cerf (ou tout du moins sa tête) empaillé, où ces mésanges montrant soudainement le bout de leur bec en bord de scène. Des apparitions surprenantes et intrigantes qui sont les seules “extravagances” d’une mise en scène relativement dépouillée mais néanmoins esthétique, où rôdent deux personnages muets mais qui sont plus que des figurants, et dont on devine qu’il s’agit de la fille d’Anne Boleyn, soit Elisabeth Ier, et de cette même Elisabeth bien plus âgée (personnage central de la suite d’une trilogie aux jalons futurs déjà posés par ce double effet de réminiscence et d’anticipation).
Débuts valeureux dans le rôle-titre
Dans ce rôle-titre qu’elle affronte pour la première fois, non sans un certain aplomb vu son jeune âge (30 ans), Elsa Dreisig se montre valeureuse d’un bout à l’autre. La voix sonore est expressive, lustrée par des aigus lumineux et un soyeux vibrato, le phrasé sachant se faire tranchant aux justes moments, notamment quand la reine déchue comprend le destin qui l’attend (“Ah! segnata è la mia sorte”). Hélas, sur la longueur, la soprano peine à dessiner le personnage dans toute sa complexité dramatique, avec toute l’intensité attendue, la voix manquant d’une rondeur plus prononcée, et d’une longueur de souffle plus nourrie. Le feu de la colère brûle mais, dans le phrasé, la flamme de la douleur a tendance à se consumer bien trop rapidement pour déclencher l’incendie émotif ici attendu.
En Giovanna Seymour, elle aussi pour une prise de rôle, Stéphanie d’Oustrac se montre vaillante également, mais dans un genre davantage mozartien que profondément belcantiste romantique. Après des débuts un peu hésitants, marqués par une ligne de chant étrangement instable, un mezzo sonore et coloré en intonations trouve toutefois matière à épanouissement dans ce rôle d’amante du roi (presque faussement) culpabilisante envers Anna.
En page façon Cherubin (qui en vient à s'adonner à l'onanisme devant le portrait d’Anna, autre “légère” extravagance de la mise en scène), la mezzo ukrainienne Lena Belkina, déjà entendue dans Guerre et Paix, fait encore figure de révélation pour ses débuts dans le rôle, avec sa voix ample et chaudement timbrée, son incarnation pleine de vie et de cocasserie.
Dans les incarnations masculines, le Bergamasque (comme Donizetti) Alex Esposito porte avec abattage un Henri VIII efficace. Ce roi sans pitié est ici paré des justes traits de noirceur et d’austérité tant dans la proposition scénique que dans l’emploi d’une voix de baryton-basse pénétrante au timbre de bronze, dotée qui plus est d’une belle élasticité dans le passage des registres. Edgardo Rocha est un Percy non moins percutant, avec son timbre de ténor clair et mordant, et cette largesse de projection que viennent orner un legato soigné et des aigus vaillants. En Lord Rochefort, l’Ecossais Michael Mofidian parvient aussi à exister pleinement, avec son robuste instrument de baryton-basse et cette capacité à pleinement entrer dans le rôle d’un frère meurtri, prêt, en restant fier et debout, à affronter la mort. Enfin, en Sir Hervey, le jeune ténor Julien Henric se démarque par l’assurance et l’ardeur de sa projection.
Conduit par le très rock’n'roll maestro Stefano Montanari, portant pantalon de cuir et boucles aux oreilles, l’Orchestre de la Suisse Romande est irréprochable de justesse et d’entrain rythmique, le chef s’attachant à extraire de chaque pupitre des sonorités forcément belcantistes, avec des couleurs variées et des accents plus prononcés lorsque nécessaire (comme pour décrire la colère et le tourment qui règnent sur scène). Les membres du Chœur du Grand Théâtre de Genève sont eux aussi impeccables dans leurs sollicitations diverses, pour rendre la loi suprême ou pour venir consoler Anna à l’heure de sa mort (mission revenant à de très éthérées voix féminines).
Une soirée ainsi marquée par de valeureuses prises de rôle, et qui donne envie, d’ores et déjà, de découvrir la suite de cette vibrante trilogie dont le premier opus est ici salué par de vibrants applaudissements.