Rigoletto à rebours à l’Opéra de Paris
« Mêler le grotesque et le sublime », disait Victor Hugo dans sa célèbre Préface de Cromwell, et sans nul doute, la mise en scène de Claus Guth fait en cela honneur à l’auteur du Roi s’amuse, dont est directement inspiré l’opéra de Verdi. Grotesque, par le décor comprimé dans un immense carton qui englobe la scène, grotesque par les mimiques moqueuses des courtisans, par la couronne en papier du Duc de Mantoue et bien sûr, par le personnage du bouffon. Quant au sublime, il est bien sûr celui de la musique de Verdi, celui de la tragédie qui frappe le père et sa fille, et celui du malheur de Rigoletto, un malheur vécu deux fois, par le personnage et son double qui hante la scène.
Un double, en effet, car ici, l’histoire est présentée comme une gigantesque analepse (flash-back), le dévoilement de la collection des souvenirs tragiques du bouffon, cachés dans un vieux carton qu’il emporte avec lui. Le spectateur découvre à l’ouverture un Rigoletto anéanti par la perte de sa fille, évoquée notamment par les images symboliques (pas toujours utiles et un peu redondantes) projetées au fond de la scène (une robe qui flotte au vent, deux mains qui se séparent). Incarné par Henri Bernard Guizirian, ce bouffon revit à rebours la tragédie qui se déroule sous ses yeux, accablé et pleurant de n’avoir pu empêcher le terrible destin de Gilda.
Nadine Sierra, habituée du rôle, est justement une Gilda pleine de douceur et de passion. Sa voix, empreinte d’un lumineux éclat, est un tranchant contraste avec les terribles graves du baryton de Rigoletto, en particulier dans le superbe duo « Sì, vendetta ! O mio Padre », et se mêle naïvement aux roucoulements séducteurs du Duc de Mantoue. Très expressive dans le malheur comme dans la joie, la soprano éblouit également le public par un « Caro nome » empli d’une joie candide, rendu par des aigus légers et habilement placés, un chant souple et volant sans difficulté d’une note à l’autre, bourgeonnant de nuances variées et rayonnantes.
Le Duc, quant à lui, est incarné par le ténor Dmitry Korchak, qui frappe d’emblée par la puissance et le timbre clair et honnête de la voix qu’il déploie. Plein de vigueur, il entonne le premier air de l’opéra avec une souplesse indéniable. Malgré une certaine fatigue au début du deuxième acte, Dmitry Korchak reprend du tonus pour « La donna è mobile », accompagné de danseuses de cancan, dont l’apparition surprise déclenche l’hilarité de certains spectateurs. Bien que libertin cynique, son personnage reste sage, et ses apparitions sont plus joyeuses que menaçantes.
Plus menaçant en revanche est Goderdzi Janelidze, dans le rôle de Sparafucile, l’assassin. Il surgit de l’ombre avec une basse profonde, caverneuse et tapissée de riches nuances graves. Lui aussi est un dédoublement de Rigoletto, apparaissant dans un costume identique à celui du bouffon (qui, rentrant chez lui, a quitté ses atours de Cour). Plus que cela, la mise en scène les fait agir en miroir, démontrant déjà l’importance du personnage dans le destin de Rigoletto.
Bogdan Talos est un Monterone terriblement sombre et dramatique, alors qu’il lance sa funeste malédiction sur le bouffon. Justina Gringyté campe une Maddalena à la voix ronde, souple et chaude (vêtue de noir, en opposition complète avec Gilda). La Giovanna de Cassandre Berthon est dotée d’un soprano léger, agile et vibrant.
Quant à la Cour du Duc, elle est composée de Marullo (Jean-Luc Ballestra) au chant assuré et assurément dessiné par un timbre clair, Matteo Borsa (Maciej Kwaśnikowski, ancien de l'Académie) vigoureux dans l'intensité et la présence vocale avec souplesse, la Comtesse de Ceprano (Isabelle Wnorowska-Pluchart) agréablement chaleureuse et tout contre son Comte (Florent Mbia) rebelle et courroucé dans le caractère mais toujours aussi impeccable dans le chant. Lise Nougier est un Page vif et précis dans les phrasés comme dans les couleurs et Pierpaolo Palloni un Huissier aux éclats sonores et généreux.
Le public savoure aussi le chœur des courtisans, impressionnant dans ses mimes grotesques et ses moqueries, alors qu’il déambule d’un bout à l’autre de la scène et enchaîne les chorégraphies. Il savoure également l’orchestre souple et sensible, dirigé par Giacomo Sagripanti, et les solos de flûte légère qui embaument la salle.
Enfin, il retrouve Ludovic Tézier dans le rôle-titre (qu'il avait déjà incarné dans la même mise en scène sur cette même scène, en 2016). Le baryton français déploie une voix aussi ample que profonde, juste et équilibrée, un timbre riche doté de beaux graves, peut-être trop noble toutefois, pour véritablement s’imprégner des bouffonneries et railleries du personnage, pas toujours convaincantes. Il émeut cependant par sa fibre pathétique, notamment dans « Cortigiani, Vil Razza Dannata », et le public, qui ne s’y trompe pas, le salue d’un tonnerre d’applaudissements. Mais c’est la facette sombre et vengeresse du personnage que sa voix habille le mieux, chargée d’éclats fébriles, violents et menaçants, ou d’une inébranlable sévérité : Ludovic Tézier est ce père déchiré voué à un tragique total. Son dernier duo avec Nadine Sierra, alors qu’il découvre sa fille morte, est terriblement émouvant, d’autant plus que la mise en scène les représente tous deux définitivement séparés l’un de l’autre, Rigoletto immobile, serrant la robe ensanglantée de sa fille et Gilda déjà morte et s’en allant lentement vers l’au-delà, sans plus un regard pour le malheureux.
Tout n’est finalement que vain divertissement dans ce monde en carton, des fêtes déguisées de la Cour en habits d’époque (là où le reste du temps, les costumes sont plus impersonnels), des masques que tous portent, de l'érotomanie frénétique du Duc, de la vengeance qui obnubile Rigoletto alors que s’assombrit le décor, lui qui ne voit pas venir le destin de sa fille, seul personnage à échapper à ce divertissement pour s’offrir, en face, à la mort.