Rigoletto onirique à Florence
La réinterprétation est fortement actualisante, mais se donne pour but de susciter une émotion analogue à celle des contemporains lors de la création de l’œuvre. Pour ce faire, Davide Livermore choisit trois ambiances bien contrastées : d’abord un chatoyant palais Renaissance dédié au plaisir, puis un pressing en sous-sol (univers prolétarien du bouffon où les atours des nantis sont sur cintres et sous plastique), enfin une maison close au design moderne, peuplée de femmes fatales et vénales. Le studio Giò Forma signe ces décors rehaussés et prolongés par les vidéos de D-wok. L’univers dramaturgique verdien est réinventé grâce au principe de l’antinomie stimulante que reflètent les costumes de Gianluca Falaschi : passant de l’opulence à un minimalisme épuré. La mise en scène -et en abyme- s’amuse à muer la fixité angoissante des « tableaux vivants » en une animation prodigieusement rythmique, cadence reprise et soulignée par les lumières d’Antonio Castro qui exacerbent la beauté des scènes. En un mot, tout concorde à susciter une ambiance électrique d’une intensité rare.
Toute la difficulté de l'entreprise est de transmettre ce drame et ce projet scénique en lien avec la musique, d'où le puissant lien tissé ici entre orchestre-chanteurs-chœur-public. Dirigé depuis toujours par des chefs mythiques, l’Orchestre du Maggio Musicale Fiorentino est cette fois enflammé par le spécialiste du répertoire romantique italien qu’est Riccardo Frizza. Dès le prélude, joué sous une station de métro ornée du simple graffiti « Follow your dreams », il sait restituer toute la subtilité de l’andante sostenuto et obtenir une dynamique pleine de nuances. Savoir doser est d’emblée le maître mot : avec sa large fosse à découvert, éloignée des chanteurs, le théâtre n’est pas sans poser des problèmes d’équilibre acoustique. Par chance, Riccardo Frizza a un souci permanent de mesure, et ce jusque dans la démesure qu’il lui faut aussi exprimer, grâce à un orchestre aux vents porteurs de sens, des piccolos aux bassons, trombones et tubas, en passant par les cors anglais qui se fondent dans l’ensemble : tous les instruments se rejoignent, trouvent un souffle commun. Les cordes nerveuses atteignent une vibration démentielle, accentuée par des timbales sourdement inquiétantes : leur sensibilité est à fleur de peau, notamment lorsque le violoncelle solo engage le dialogue avec le bouffon. Précision et élan, telle est également la formule du Chœur maison, sous la houlette de Lorenzo Fratini qui a bien chauffé ses troupes : les airs éclatants qu’il entonne rivalisent avec l’orchestre sur un mode ludique. S’ils se taillent un franc succès avec le "Zitti, Zitti, moviamo a vendetta", c’est parce que, très en place sur le plan rythmique, ils bougent à la cadence de la musique dans un ordre parfaitement structuré, comme des danseurs de music-hall.
Dans le rôle-titre, rôle fétiche qu’il a déjà tenu en Australie et dans plusieurs villes italiennes, le baryton mongol Amartuvshin Enkhbat remporte tous les suffrages grâce à sa puissance, à l’étonnante clarté de son phrasé et à son timbre tantôt resplendissant, tantôt assombri par des notes abyssales (ce qui ne l’empêche pas d’être à l’aise et émouvant dans la partie aiguë de sa tessiture). Le public est emporté par sa force de conviction : lorsqu’il se répand en invectives contre les courtisans avant de passer aux supplications, sa véhémence n’a d’égale que sa détresse à laquelle la salle ne peut que s’associer. Meurtri face au corps inerte de sa fille, il est déchirant, et les inflexions de la tristesse paternelle affrontent le demi-jour d’un mauvais rêve qu’il est bien forcé de suivre.
Très attendu en Duc de Mantoue, Piero Pretti satisfait à la sollicitation des aigus de bravoure (même si certains sont un peu en-dehors) et le public trouve son compte dans ses phrasés ravageurs. Le ténor italien a la virtuosité et l’abattage du libertin cynique, mais sans l'ambivalence dans ce rôle de séducteur démoniaque, ce qui ne l'empêche pas d'être ovationné.
Femme sous emprise et objet de toutes les convoitises, Gilda emprunte la voix cristalline de Mariangela Sicilia, qui allie agilité vocale et sensibilité dramatique. Pendant le "Caro nome", le décor sordide de la laverie se soulève, comme annulé par le contenu onirique de la mélodie, et cède la place à une nébuleuse de rêves projetés en vidéo. Cet éveil à l’amour s’achève sur un trémolo prolongé dont le fil ténu résonne jusqu’au fond de la salle qui lui fait un triomphe (un peu moins aux applaudissements finaux, en raison de l’incertitude de sa dernière note du duo final, d’une justesse un peu flottante).
Dans le rôle de l’impitoyable tueur à gages Sparafucile, Alessio Cacciamani ne noircit pas trop le trait : son timbre dardé avec la précision d’un laser montre bien ce qu’il est, un simple instrument au service d’un pouvoir implacable. Rien d’étonnant à ce qu’il soit salué avec enthousiasme. Quant à la mezzo Caterina Piva, elle dispose d’une voix ronde, charnue et brillante qui convient pleinement à la séduction de Maddalena. Éloquente dans toute l’étendue de la tessiture, elle illumine le quatuor "Bella figlia dell’amore" à l’acte III, avec un bel équilibre vocal, amplifié par des vidéos érotiques dénuées de vulgarité. En fourreau noir et longs gants enlevés par le Duc, elle singe l’autre Gilda, Rita Hayworth dans le film de Charles Vidor.
Livermore frappe fort, là encore, en suggérant que l’angélique Gilda verdienne a bel et bien un double maléfique affublé du même prénom. Comme si cette prostituée démoniaque matérialisait la part d’ombre de l’angélique vierge désormais déflorée.
Désormais très présent à Milan et à Florence, Roman Lyulkin prête au Comte de Monterone sa voix de basse et sa prestance digne de la statue du Commandeur : il profère une malédiction redoutable à souhait lorsqu’il surgit au beau milieu du public à la fois effrayé et galvanisé. Le sordide Marullo est aisément porté par Francesco Samuele Venuti, dont la diction fluide et le phrasé accomplis témoignent d'une grande maîtrise. Il sait s'imposer avec le dynamisme vocal et scénique que requiert le rôle.
Basse d’une belle tenue vocale, Davide Piva en Comte de Ceprano oppose aux menées du duc sa gravité et sa mélancolie fataliste. Son épouse, incarnée par Marilena Ruta, a l’abattage voulu, au centre d’une orgie masquée dont elle est la catin lubrique plutôt que la victime : elle se prête joyeusement à cette réorientation de son rôle traditionnellement passif, jouant cette fois les ingénues perverses. Giovanna, la gouvernante de Gilda, est campée par Valentina Corò au timbre riche, d’un lyrisme convaincant. Le courtisan Matteo Borsa échoit au jeune ténor espagnol Antonio Garés à la voix chaleureusement projetée : son charisme est visiblement en train de s’affirmer. Amin Ahangaran, en huissier de la cour, sert bien son personnage à l’empressement subalterne, grâce à une voix qui, dépourvue de massivité, sait être agile. Dans le rôle quelque peu inconsistant du Page, la soprano Caterina Meldolesi fait preuve de présence scénique lors de sa brève apparition dont elle assume pleinement la dimension tragi-comique.
Conséquence probable de la pandémie, la salle est loin d’être comble, or son implication est totale. Riccardo Frizza emballe le public qui ne se sent pas submergé par une débauche symphonique, mais stimulé par toutes les potentialités du foisonnement verdien. Quant à Davide Livermore, il livre une lecture inédite de l’œuvre avec ses orgies post-modernes juxtaposant plusieurs époques avec brio. Et, dans la mesure où il tient le rythme jusqu’à la fin sans porter atteinte à la teneur essentielle de l’opéra, il recueille le succès auprès du public : son parti-pris d’une séduction subversive reste dans les esprits.