Peter Grimes à Vienne : amours violences
Les décors minimalistes de Johannes Leiacker, fréquent collaborateur de Christof Loy, privilégient des lignes épurées et la concentration des tensions dramatiques dans un espace scénique délimité. Les murs et le sol ont des textures de mer, rendues plus éthérées encore par l'éclairage doux, dotant le plateau d'une puissance symbolique au profit du drame. Le bateau-lit côté cour a lui-même une portée symbolique : il est tour à tour un endroit d'intimité, de conflit, et un lieu de transition entre le réel et le rêve. D'une vaste étendue de puissance dramatique (rehaussée par l'éclairage de Bernd Purkrabek), le drame saisit pleinement la banalité et la cruauté du réel : la mort de Peter Grimes comme un effacement symbolique de la bête noire de la société.
La concentration sur l'humanité (et la cruelle hypocrisie) des personnages tire aussi sa force de la chorégraphie de Thomas Wilhelm et des costumes de Judith Weihrauch, qui captent bien les caractéristiques physiques et mentales des personnages. L'ostracisme envers Peter Grimes devient encore plus poignant, douloureux. Dans cette production, Grimes (dont l'amour pour Ellen guide toutes les décisions, même maladroites, dans le livret) est homosexuel, ce qui est notamment représenté par le biais de ses interactions avec son apprenti John (un enfant dans le livret, ici incarné par le danseur Gieorgij Puchalski). Le metteur en scène cherche ainsi à souligner l'hypocrisie d’une société refusant ce qui est jugé “différent”. Christof Loy insiste ainsi sur la violence du drame, musicale mais aussi théâtrale et même physique : des enjeux que capte pleinement la distribution de premier rang.
Le Peter Grimes d'Eric Cutler est intense et déchirant : un héros solitaire, têtu, mais une âme perdue tout de même. Face à cette société, il bascule entre la colère, la mélancolie, la résignation et une sensualité rude pour engourdir sa tristesse. L’expression se déploie par son jeu d'acteur, mais aussi (et surtout) par sa capacité vocale. Le timbre brillant, héroïque, produit un impact puissant dans ce personnage pathétique. L'étendue vocale se combine à la richesse expressive, du lyrisme des lamentations jusqu'aux éclats pénétrants du désespoir. Quoique le chant soit parfois un peu crié aux sommets du registre haut, il est généralement solide dans tous les registres et les transitions. Celles-ci, surtout, mettent en valeur la résonance sombre du timbre et l'excellente diction, avec une grande capacité d'articulation qui garantit le naturel du chant dans les moments lyriques comme dans les passages plus proches du parler.
Agneta Eichenholz interprète une Ellen Orford très amoureuse de Peter qui représente la sécurité de la vie familiale qu'elle a perdue avec la mort de son mari. La tension se noue précisément entre ce désir de sécurité et la peine du refus de Peter (qui ne lui prête aucune attention, ne la remercie jamais, et ne la regarde même pas comme une amie). La dignité et la brillance du timbre soulignent le bon cœur et la bonne foi de l'institutrice veuve, mais n'est pas sans une frustration sous-jacente qui l'entraîne plus tard dans la résignation. La richesse des textures et la puissance du chant sont particulièrement remarquées. Dans les élans les plus lyriques, le chant maintient son caractère organique et s'impose comme un éclair dans les ensembles.
Andrew Foster-Williams maintient la position univoque de son personnage Balstrode, souillée néanmoins progressivement par la jalousie qui le conduit à désirer (quoiqu’implicitement) l'annihilation de Peter. Le charme et le charisme du personnage s'expriment bien à travers la résonance ronde, sombre et puissante du timbre, qui se manifeste également concrètement dans les transitions entre les registres. Le médium est toujours imposant, épais et solide même dans les montées et les descentes soudaines. Le registre bas, particulièrement charmant, fait sortir le caractère subtilement rugueux de la voix.
Hanna Schwarz incarne Auntie, la propriétaire de l'auberge. Elle souligne pleinement le goût du personnage pour le commérage, sans trop verser dans le ridicule. La présence scénique est marquante, également grâce à la puissance de son timbre velouté, qui s'impose dans ses passages solos et fournit un appui considérable dans le médium-grave en contact avec le chœur et les autres voix féminines.
Dans les rôles secondaires, Lukas Jakobski en Hobson démontre l'éclat et la puissance de son timbre, surtout remarqué dans les montées. L'expressivité, la stabilité et la bonne diction contribuent également à sa forte présence scénique. Thomas Faulkner en Swallow impressionne par le maintien de sa puissance, avec la clarté de sa diction. Rosalind Plowright (la veuve Mrs. Sedley) assure un chant solide avec des vibrati bien contrôlés et fournit un ancrage aux passages collectifs par les nettes syncopes (temps faibles prolongés) dans le registre bas.
Dans le rôle de l'apothicaire Keene, Edwin Crossley-Mercer met la puissance et l'éclat de son timbre en valeur par son expressivité couplée à la netteté de sa diction. Erik Årman (Recteur Horace Adams) contribue bien à la vivacité de l'unité vocale, de même que les deux cousines (Miriam Kutrowatz et Valentina Petraeva) qui se renforcent mutuellement grâce à la belle texture que produit le contraste de leur timbre. Valentina Petraeva a un timbre doux et chaleureux, croisant la mélodicité et les articulations expressives, tandis que les auditeurs qui reconnaissent Miriam Kutrowatz pour ses rôles au Kammeroper (petite salle du Theater an der Wien) sont familiers avec l'éclat de son timbre et la brillance de son registre haut.
Le Chœur Arnold Schoenberg (dirigé par Erwin Ortner) démontre comme à son habitude un équilibre entre l'unité et les individualités selon les nécessités dramatiques. Le soutien aux chanteurs est remarqué et renforce les dynamiques de l'ensemble, vocalement et scéniquement.
La direction musicale de l'ORF Radio-Symphonieorchester Wien est confiée au jeune chef d'orchestre Thomas Guggeis qui, à 27 ans seulement, suscite beaucoup d'admiration. Il fait preuve de raffinement, d'attention aux détails et aux articulations. La masse sonore est généralement bien articulée, et toujours pour mettre en valeur les tensions dramatiques. Les vents sont remarqués par une richesse de texture et une clarté d'intention, notamment dans les descentes qui communiquent bien la prémonition sous-jacente du dénouement tragique. Les cordes privilégient la résonance des différents registres, et assurent leur rôle d'épine dorsale de la masse sonore. De manière générale, le nuancement et le phrasé sensibles sont stratégiquement mis au profit du drame.