Un sombre Peter Grimes illumine le renouveau de l’Opéra d’Avignon
Après plusieurs années de travaux ayant nécessité un déplacement de ses activités dans une salle éphémère, l’Opéra Confluence, l’Opéra Grand Avignon réintègre son théâtre historique, au cœur de la Cité des papes, à quelques encablures du fameux pont où l’on danse, paraît-il, tous en ronds. Les travaux ont touché le bâtiment en profondeur : réaménagement des espaces (entrée, foyer), création d’une nouvelle salle pouvant accueillir des conférences ou des récitals, amélioration du confort en salle et de l’acoustique, modernisation des équipements scéniques, réfection des toitures. Le décorum a lui aussi bénéficié de cette période de fermeture, tout étant remis à neuf, depuis les parquets jusqu’à l’installation d’un magnifique lustre en salle.
Pour l’occasion, le nouveau Directeur des lieux, Frédéric Roels, présente sa première mise en scène au public depuis son arrivée à la tête de l’institution, avec Peter Grimes de Britten. L’œuvre disposant une large galerie de personnages, il prend soin de présenter chacun durant le prologue et de les caractériser afin de les rendre immédiatement reconnaissables (une blouse pour le pharmacien, un col romain pour le recteur, un képi pour le capitaine, etc.). La scénographie reste assez dépouillée : deux pontons sont déplacés latéralement par des techniciens à vue, une barque retournée occupe le centre du plateau, et de grandes bâches noires recouvrant le plateau sont régulièrement relevées depuis les cintres pour former un toit, le décor d’une église en arrière-plan, une hutte, ou pour évoquer les voiles d’un navire. Comme la marée, ces bâches montent et descendent, découvrent et recouvrent, cachent ou transforment l’espace. Le tout semble sombre, humide et pauvre, comme l’est le bourg où se situe l’action, tout en offrant des transitions rapides entre les univers visuels des différents tableaux. Visuellement donc, ces tableaux offrent une esthétique soignée.
Le rôle-titre est tenu par Uwe Stickert qui, malgré un investissement scénique un peu timide, parvient à peindre le caractère bourru, têtu et rustre du personnage. Sa voix extrêmement claire est émise avec aisance, y compris dans de puissants aigus de poitrine, ou de fins graves corsés. Sa sensibilité ressort, en particulier dans son air Now the Great Bear and Pléiades ou dans son monologue final a cappella, moments suspendus dans lesquels il laisse l’émotion guider une ligne vocale à fleur de peau, sculptée par un legato délicat.
Ludivine Gombert incarne Ellen Orford avec une touchante retenue. Sa voix veloutée au vibrato fin, vif et rond bénéficie d’une projection généreuse. Son chant relâché lui permet de tisser avec poésie un phrasé d’une grande délicatesse. Robert Bork est un Capitaine Balstrode à la voix puissante, au vibrato léger et au phrasé dynamique. La légère instabilité vocale perceptible dans ses premières interventions s’estompe lorsque la voix se chauffe pour afficher sa solidité.
Cornelia Oncioiu est une Tantine à la voix épaisse et moelleuse dans le médium et aux graves de bronze. Les voix de ses deux nièces fusionnent dans une belle complicité musicale, Charlotte Bonnet d’une voix ronde au timbre sucré, Judith Fa d’une voix plus fine au timbre acidulé. En Mrs. Sedley, Svetlana Lifar s’appuie sur une diction précise, des graves ténébreux et une voix ample aux reflets ambrés.
Pierre Derhet campe un Bob Boles à la voix franche et claire, dont le vibrato s’élargit lorsque la voix s’amplifie. Geoffroy Buffière campe Swallow, le maire et juge du village, d’une voix puissante au timbre corsé et joliment couverte. Ses graves sont flamboyants mais ses aigus se montrent parfois hésitants. Le Recteur Adams prend la voix solide de Jonathan Boyd, aux aigus bien émis et au timbre racé. Sa diction ciselée apporte un certain enthousiasme à son personnage. En Ned Keene, Laurent Deleuil fait étalage d’une réelle aisance scénique, d'un phrasé fin et dynamique. Sa voix fine peine parfois à franchir l’orchestre, ce qui l’oblige alors à forcer son émission et à déstabiliser sa ligne. Le reste du temps, son timbre clair de baryton charme par son grain coloré. En Hobson, Ugo Rabec expose une voix profonde et charbonneuse s’appuyant sur un souffle riche et un phrasé aiguisé. Il démontre également une belle souplesse dans le maniement de sa baguette lorsqu’il mène le cortège des villageois de son tambour à l’Acte II.
Federico Santi, à la tête de l’Orchestre National Avignon-Provence, parvient à capter l’essence de la partition de Britten (dont les sonorités se retrouveront chez le Stravinsky du Rake’s Progress quelques années plus tard). Les textures orchestrales sont caractérisées, les dissonances soulignées et des silences appuyés, de manière à assoir l’ambiance sombre, mystérieuse et inquiétante sur un son riche et fougueux. Le Chœur de l’Opéra de Montpellier prête main forte à celui de la maison, l’ensemble pétrissant un son homogène et puissant, bien en place. De manière générale, les complexes ensembles sont maîtrisés, précis et épanouis.
Nul besoin de compter les points entre les différents protagonistes, puisque d’égales salves d'applaudissements ponctuent l’ovation finale du public envers le chœur, les solistes, l’orchestre et l’équipe de mise en scène. À l’inverse, les points qui ponctuent les surtitres présentés pourraient être comptés, les phrases s’y terminant aléatoirement par un, deux, trois, voire quatre points.