Le souffle d’Orfeo aux Concerts d'Automne à Tours
L’ensemble I Gemelli, animé (plus encore que dirigé) par Emiliano Gonzalez-Toro, sait diffuser autour de lui l’enthousiasme qu’il incarne dans l’Orfeo : tous (musiciens et chanteurs) semblent atteints d’une furia musicale. Dans un esprit de troupe, chacun est co-responsable de l’entreprise commune, en particulier les instrumentistes, qui, avec la direction minimale (lancements d’ensembles) de la dynamique Violaine Cochard également au continuo, proposent un écrin vivant, attentif, dynamique et confortable aux chanteurs.
La version est proposée en concert avec une mise en espace minimale, mais explicitant la lecture dramaturgique. Les instrumentistes sont disposés sur la scène (avec un fond de scène bleu dans les actes pastoraux et rouge dans celui des enfers), dans un très large demi-cercle, avec au centre un « rocher » (ou un bosquet) constitué de l’orgue et du clavecin, "têtes bêches", autour duquel vont évoluer les chanteurs.
L’Orfeo est un prototype du genre opératique, suivant le schéma tragique de la poétique d’Aristote (bonheur-malheur-bonheur, avec maintes péripéties), mais peut aussi être décrit comme une "Passion" d’Orfeo : c'est le chemin choisi par le dramaturge-chanteur Emiliano Gonzalez-Toro. Le chœur est ainsi, ici, constamment impliqué en acteur-témoin (comme le peuple face aux souffrances et miracles), avec une présence scénique légère. Les voix solistes s'en détachent avec le plus grand naturel, dans une incarnation dramatique intégrée et constante. Ce chœur a sa matière sonore vibrante et colorée, suivant le drame vocalement par le rituel initial, les âpres et saisissantes lamentations, les chœurs masculins infernaux, puis le réjouissant chœur final conclusif. Les parties solistes, nombreuses, sont globalement assumées avec cet esprit collectif de délivrer ensemble le rituel, avec une qualité partagée, dans une parfaite incorporation du texte, tant pour la prononciation que pour la délivrance consciente du poids des mots.
Maud Gnidzaz a une voix de soprano baroque, droite, qu’elle met au service de la petite intervention de Ninfa ("Muse, onor di parnaso"), et tient adroitement sa partie dans les chœurs. Olivier Coiffet possède une voix de ténor très projetée. Il assume plusieurs petites interventions (berger ou esprit), et tient vaillamment son rang dans tous les ensembles, parmi le chœur (où parfois il outrepasse néanmoins un peu le niveau sonore moyen) et surtout dans les si beaux et si difficiles duos de bergers qu’il exécute avec grâce et naturel. Ces duos le réunissent avec Juan Sancho, ténor également, doté d’une voix chaude et lyrique, sonore, assurant (en remplaçant ici au pied levé un artiste défaillant) avec conviction, tant ses parties solistes (le très bel "In questo lieto e fortunato giorno" initial) que celles des ensembles, au sein du chœur.
Mathilde Étienne dispose d'un soprano au timbre chaud et d'une largeur prometteuse, mais probablement en méforme ce soir (notamment par rapport à l'enregistrement) : l'instabilité vocale (surtout entre le bas et le haut medium), une diction un peu relâchée et un relatif manque d’énergie ne restituent pas la dimension humaine, sensuelle et manipulatrice de Proserpina.
Natalie Perez, mezzo-soprano, sonore, obscure à souhait (sachant poitriner là où nécessaire pour colorer le sens des mots), a un timbre déjà porteur en lui-même de "tragique". Elle use parfois de sons droits, pour mettre en scène l'image de la mort qui envahit le corps d’Euridice, et donne à voir à Orphée la mort de son aimée. Elle sait de plus, user de toutes les nuances dynamiques pour peindre le tragique de la scène et de son terrible message.
Jérôme Varnier possède le physique et la voix de Caronte (Charon), étendue, très projetée, incisive, claire avec des graves profonds. Il incarne la réponse obtuse de la Loi, dans sa rigidité, et l’insensibilité à laquelle le personnage se tient par prudence. Il apporte de belles couleurs métalliques dans les chœurs des enfers.
Lauranne Oliva offre une voix de soprano franche et pleine de relief (suave et vibrante tour à tour). Elle incarne avec une belle présence le rôle pourtant effacé d’Euridice. Elle assume aussi avec grâce le prologue, dévolu à la Musica, usant même du silence écrit.
Nicolas Brooymans est une basse chaude, large et lyrique, convenant pleinement au rôle de Pluton, qui incarne à la fois la majesté devant son auditoire infernal, et son humanité en se laissant fléchir à la compassion par son épouse. L'incarnation et la diction participent aux ensembles vocaux et à l'assise du timbre solide.
Alix Le Saux déploie un mezzo large et lyrique, qu’elle met au service d’un des bergers utiles, et au sein du chœur, où elle apporte cette belle matière abondante, mais surtout dans le rôle de l'Espérance, qu’elle représente avec un enthousiasme vibrant avant de disparaître joliment, comme le prévoit la musique (dans un opéra où toutes les femmes "disparaissent" !).
Fulvio Bettini a la voix chaleureuse et sonore d'un ténor à la qualité de présence rare. Il incarne ce soir diverses interventions (bergers et esprits), et surtout le beau rôle d’Apollon qui vient rédimer son fils Orphée, le « confessant », et l’emmenant avec lui au ciel dans une apothéose toute chrétienne. Le duo final requiert virtuosité, endurance et un souci d’amplification progressive, qui met en scène l’apothéose et trouve Fulvio Bettini au rendez-vous.
Emiliano Gonzalez-Toro enfin, incarne un Orfeo humain, vibrant, au service duquel il met sa voix de ténor lyrique. Étendue (le rôle convoque des notes graves essentielles), large, capable de toutes les nuances, du velouté en voix mixte à l’éclat le plus viril, la voix est ici au service du chant, de la déclamation musicale qui prend tout son sens. Ces qualités invitent ainsi à suivre cet Orfeo tout au long de sa Passion, dans la beauté, la joie initiale, le désespoir puis le courage déterminé, l’espoir, la séduction rhétorique, la sincérité, l'orgueil, la résignation, la tendresse et la fureur, puis enfin la rédemption apaisante dans le duo final avec son père Apollon. Le rôle requiert tout ce que peut faire la voix humaine chantée en ce temps là (Orphée est l'incarnation de la Musique à lui tout seul), la déclamation théâtrale rendue évidente, le lyrisme, la virtuosité extrême (devant rester expressive), la beauté du timbre, la conviction, la manipulation, et la capacité à représenter chaque passion comme il se doit en termes de couleurs, de dynamiques : Emiliano Gonzalez-Toro, par ses qualités et son engagement, est décidément Orfeo.
La représentation, sans secours de surtitres ou de mise en scène, sait trouver le chemin des esprits des spectateurs qui lui font un triomphe.