Un Requiem allemand de Brahms à Nice : entre lucidité et consolation
Le nouveau slogan de la maison d’opéra niçoise est « tout le monde s’y retrouve ». Le choix d’une telle œuvre, profondément œcuménique et libre, constitue ainsi et dans cette logique un geste fort et engagé de la part du Directeur Bertrand Rossi : l'opus 45 de Brahms s’intitule Ein deutsches Requiem, soit Un Requiem allemand et non Le Requiem en allemand. Elle se veut à la fois singulière et directe, selon la tradition luthérienne des cantates, des histoires sacrées et des Passions. La Cathédrale Sainte-Réparate devient ainsi moins un lieu de culte qu’un espace scénographique baroque, avec ses ors et ses courbes, qui vient jouer sa propre partition, donner du lest ou des ailes à la musique, l’immerger dans sa bible de pierres.
La direction millimétrée de Giulio Magnanini permet d’équilibrer les forces et l'acoustique en présence : ensemble de chambre, chœurs et duo de solistes modelés en un alliage souple, à la fois brumeux et lumineux. Le chef se sert de l’acoustique poudreuse et généreuse de la Cathédrale pour tracer un trait d’union entre baroque et romantisme tardifs. Il souligne la tension entre les dimensions liturgique et spirituelle de cette œuvre, en maintenant le rythme de berceuse qui la traverse de part en part, tout en renouvelant sa gestique pour chacune des sept pièces de la partition. Il remue la matière musicale d’un geste auguste dans les longues plages sereines. La gestique est plus ascendante lorsqu’elle s’affronte à la lourdeur des masses musicales -une architecture alors avance, d’un pas lent, mais inexorablement. Elle se fait plus « angulaire », pour lancer les parties fuguées, plus ronde quand les solistes interviennent, s’ouvre enfin en ailes de colombes dans le finale.
Le fil rouge de la soirée est également tenu par l’Orchestre Philharmonique et le Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur, qui, parfaitement unifiés, s’amplifient mutuellement. La musique semble sourdre d’un tertre de terre fraichement remuée, dans laquelle orchestre et chœur forment une matière commune qui vient saisir l’auditeur. L’ensemble instrumental, issu de la phalange niçoise, n’est pas symphonique mais chambriste, grâce à l’arrangement de Joachim Linckelmann, en raison des contraintes sanitaires. Le basson se laisse entendre, au sein des bois, comme l’index principal de la phalange, droit comme un arbre de vie, tandis que les timbales, organiques, mettent le chœur à l’ouvrage. La tessiture grave est une pelle sonore qui vient creuser encore davantage le sépulcre, tandis que les tessitures aiguës tentent leur échappée.
Deux solistes émergent du chœur, en temps voulu : le baryton Thierry Delaunay et la soprano Corinne Parenti. Le baryton solo intervient dans le troisième et le sixième mouvement. D’une voix fine et sonore, à la diction germanique soignée, il sonne comme l’évangéliste dans les Passions de Bach. Son timbre annonce la lumière, toujours tapie dans l’ombre, chez Brahms. Son vibrato parvient à faire une trouée lumineuse, or et argent, dans la matière sonore. Il déroule une lente et sobre mélopée qui permet de percevoir combien l’œuvre est une quête de tous les instants vers la justesse. La soprano solo intervient dans le cinquième mouvement. De son timbre transparent, elle parvient à transmuter la tristesse en joie, en écho avec le chœur : « Je vous consolerai comme une mère console son enfant », verset extrait du livre d'Esaïe. Le vibrato n’est plus seulement une manière de rendre la voix plus sonore et expressive : il est, en lui-même, un message, un bercement consolateur. Le legato, l’aisance dans l’aigu, l’étendue des dynamiques, et la longueur de souffle, permettent à la chanteuse de se placer sur une ligne de crête, entre les deux versants que sont le chœur et l’orchestre. La succession des deux solistes est une sorte de Pietà sonore, à la manière baroque du Bernin, la vierge portant le christ mort, afin de le consoler et de se consoler en un même geste.
De fait, les forces musicales de la soirée portent le message brahmsien et lyrique niçois d’universalité, par l'art, par-delà les confessions et les nations : celle de la communauté de destin du vivant.