La Princesse jaune & Djamileh, Saint-Saëns & Bizet à Tours
La Princesse jaune de Camille Saint-Saëns et Djamileh de Georges Bizet ont bien des points communs. Leurs dates de création à trois semaines d'intervalle en 1872 dans la même salle (l'Opéra Comique de Paris) avec le même librettiste (Louis Gallet) expliquent bien des choses : la période et le lieu encourageaient alors des œuvres courtes faisant voyager les spectateurs pour leur donner envie de revenir au théâtre après la guerre franco-prussienne (dans une opposition donc aux immenses opus Wagnériens). Dans cet esprit de donner encore aujourd'hui (en période post-covid et 150 ans après la création de ces opus) envie au public de revenir, tout en proposant une soirée complète avec entracte, l'Opéra de Tours et le Palazzetto Bru Zane ont réuni ces deux œuvres en une soirée.
Les deux œuvres partagent une soirée car elles partagent bien des points communs, mais chacune avec ses particularités, ses tonalités. Le voyage au Japon proposé par Saint-Saëns est plus littéral musicalement que dans l'intrigue, à l'inverse du voyage en Égypte de Bizet (l'intrigue est placée au Caire, la musique moins). Les œuvres ainsi associées montrent donc leurs points communs, mais aussi leurs différences et même des croisements (Saint-Saëns fait parfois du Bizet, et un peu réciproquement même si Bizet s'inspire surtout de ses autres opéras). De fait, l'exotisme musical est incontournable dans ces deux opéras-comiques mais il est employé très différemment par les deux compositeurs : Saint-Saëns dans la tradition ancienne consistant à intégrer des mélodies orientales sur l'harmonie et dans l'orchestre romantique occidental, tandis que Bizet emploie les couleurs lointaines d'une manière plus organique, infusant toutes les lignes, et les émotions surtout. Le trait d'union est donc dessiné ici par l'Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours et la baguette de Laurent Campellone (chef d'orchestre et Directeur des lieux). Sa direction passionnée est très énergique et marquée, le chef articule chaque phrase (parlée ou non) avec ses musiciens, tout en leur donnant des accents tranchés. Pourtant, les pupitres soutenant le tempo et l'harmonie sont plus en difficulté (la dimension percussive exotique et les cuivres glissants), tandis que les bois s'épanouissent dans leurs mélodies et leurs timbres imitant des instruments traditionnels d'Asie et d'Afrique. Le tout déploie néanmoins de grands crescendi, comme autant d'invitations au voyage sur le souffle de ce navire orchestral, et en sachant conserver le lien avec le plateau vocal.
Le ténor malgache Sahy Ratia incarne les deux héros de ces deux opus. Dans l'opéra-comique de Saint-Saëns, il est Kornélis amoureux d'une princesse japonaise qui n'est pourtant qu'une estampe, ce qui attriste terriblement Léna. L'intrigue emprunte alors à L'Elixir d'amour, au Philtre d'Auber et de Wagner ainsi qu'aux versions de Faust : le jeune rêveur boit un breuvage censé lui offrir l'amour, mais cet élixir le plonge dans un délire où il prend Léna pour sa princesse. Elle le repousse, il se réveille et se rend compte, cette fois bien conscient, pour de bon et pour de vrai, qu'il aime Léna. Ce scénario critique ainsi la fascination exotique du temps, alors que le second opéra au programme s'y jette avec plaisir, mais les deux histoires sont toutefois semblables en de nombreux points. Dans la veine des 1001 Nuits, le sultan Haroun change d'esclave-favorite tous les mois, mais se rend finalement compte qu'il aime Djamileh, tant il est attristé de devoir s'en séparer une fois les 30 ou 31 jours (et nuits) avec elle écoulés.
Le ténor Sahy Ratia sert donc de fil rouge pour ce diptyque en incarnant deux fois l'amoureux retrouvant la raison par l'amour : dans le rôle masculin de La Princesse jaune et en premier rôle masculin de Djamileh. Ce double rôle lui demande une présence quasi-constante mais précieuse pour sa prestation. Après des débuts timides, dans le jeu parlé et dans le chant, il gagne progressivement en assurance et en moyens avec son application mais surtout son aisance dans les aigus, adoucis ou soutenus, tendres et lyriques, clairs et claironnants. Les déploiements très émouvants rappellent ceux du Timbre d'argent et des Pêcheurs de perles, jusqu'aux épanchements finaux de Djamileh qui annoncent déjà le grand finale de Carmen -avec certaines paroles et des effets orchestraux identiques- mais à l'envers (c'est ici la femme qui implore l'homme de ne pas changer d'amour, le tout menant à une fin morale et heureuse). Ce déploiement explique bien entendu pourquoi La Princesse jaune précède Djamileh dans ce spectacle (alors que l'opus de Saint-Saëns fut créé -trois semaines- après celui de Bizet). La Princesse jaune commence par beaucoup de passages parlés puis enchaîne les airs en menant vers la réunion en duos, des duos que Bizet porte vers des sommets d’expressivité (lui aussi se débarrassant rapidement du parlé pour du récitatif et surtout de l'aria).
Sa première épouse (dans cette soirée), Léna, est incarnée par la soprano Jenny Daviet. Son jeu parlé est très articulé, au risque de sur-jouer mais elle projette ainsi un texte très intelligible et prépare la voix pour son chant lyrique. L'appui sonore est un peu laryngé mais cela ne l'empêche nullement de conserver endurance et agilité, soutien et phrasés.
Sa seconde épouse (de la soirée), Djamileh est incarnée par Aude Extrémo dont l'extrême bas de la tessiture domine tout le plateau. Djamileh n'annonce pas seulement Carmen mais rappelle aussi Dalila, notamment avec la terrible profondeur vocale sépulcrale d'une telle mezzo. Cette assise se déploie également vers des aigus saisissants, rendant absurde l'idée même qu'elle pourrait être l'esclave de qui que ce soit (comme si une chanteuse wagnérienne avait été faite prisonnière d'un opéra-comique). Cette prestation rappelle aussi les dimensions vocales de ce répertoire, comique dans le sens de "comédie" avec des passages parlés, mais sérieusement lyrique.
Par son costume (du même velours mais bleu que celui, rouge, du prince) mais surtout par sa voix, Philippe-Nicolas Martin est bien plus l'ami, le confident et même le rival pour l'amour de Djamileh que le subalterne intendant du livret. Le baryton projette son chant par un appui lyrique, dans une rondeur au service du phrasé et de l'articulation. Son grand impact vocal porté par un soutien constant ne s'atténue que dans l'aigu (mais franchement) par un excès de velouté cotonneux.
Le marchand joué en mode "fabulous" par l'acteur Maxime Le Gall a le goût et même une fascination pour les capes et chapeaux-abat-jour noirs avec escarpins rouges dont il habille toutes ses esclaves (y compris une danseuse tango-robot).
Le chœur féminin vit donc une soirée cachée, dévoilant surtout leurs voix tendres et mystérieuses depuis les coulisses de La Princesse jaune. Les hommes campent les amis du sultan avec le plaisir de brandir leurs breuvages et leurs voix, posées, dynamiques, bondissantes.
Le public applaudit chaleureusement tous les artistes de ce spectacle, parmi lesquels la metteuse en scène Géraldine Martineau (pensionnaire de la Comédie-Française depuis l'année dernière) semble de loin la plus heureuse avec un sourire ravi. Elle se sera surtout appuyée sur la qualité des ateliers maison pour offrir des décors typiques (grande toile japonisante puis le balcon de Jasmine dans Aladdin) avec une grande discrétion dans les "touches" de modernité (les estampes sont ici confectionnées dans un open-space, les narguilés et le thé sont remplacés par des cigarettes électroniques et de grandes marques d'alcools occidentales). Juste de quoi apporter une touche d'exotisme contemporain dans cet exotisme XIXe siècle.