Gustavo Dudamel acclamé dès son concert inaugural à l'Opéra de Paris
Deux jeunes génies originaires d'Amérique latine, installés en Espagne et dont la réputation mondiale traversant les frontières dépasse le champ de leurs disciplines, ont signé cette saison à Paris. Si les lyricophiles n'avaient pas encore pu accueillir le nouveau maestro parisien comme la foule des supporters attendait un fameux footballer dès l'aéroport et au parc des princes, Gustavo Dudamel est lui aussi attendu comme un Messi(e) en cette période de crise culturelle et il reçoit un accueil triomphal en jouant pour la première fois ici à domicile. Preuve de l'événement que constitue sa venue, les deux sorties de métro donnant sur la place de l'Opéra Garnier sont fermées et le spectateur doit passer un barrage de police (avec barrières et officiers) rien que pour traverser la rue et montrer à nouveau patte blanche, aux agents de l'Opéra, afin d'effectivement accéder à la Place du Palais Garnier (et de franchir ensuite portiques de sécurité, contrôle du passe sanitaire et à nouveau des billets).
Le ballet des photographes mitraillant des invités en grande tenue devant les rampes du grand escalier chargé de fleurs, les flûtes de champagne alignées (qui seront remplies à l'entracte) dans les couloirs et foyers trahissent la soirée de gala. Les têtes se tournant anxieusement depuis le parterre ou s'étirant depuis les balcons pour apercevoir la personne protégée par tout ce dispositif, les murmures à l'entracte et parfois entre les morceaux affirmant avoir vu M. ou Mme Macron semblent expliquer ce dispositif (encore activé après la fin du concert, des dizaines d'agents, de voitures de police et de SUV bloquant la place et les rues longeant Garnier).
Pourtant, la vedette du soir est la plus en vue, de tous : il s'agit de Gustavo Dudamel et de son lien avec l'Orchestre de l'Opéra National de Paris (relation initiée uniquement par le passé lorsque le chef fut invité à diriger La Bohème dans l'espace à Bastille, en décembre 2017). Le maestro se saisit de sa nouvelle baguette et de cette première pour proposer une démonstration et un manifeste sonore, comme nouveau Directeur musical. Le programme choisi parcourt les siècles et les pays mais avec une cohérence qui réunit justement ce que doit réunir un Directeur musical : répertoires et travail de l'Orchestre. Les rythmes et couleurs hispaniques de Carmen, Ainadamar et La Vie brève lancent le programme et l'énergie conservée aussi pour Doctor Atomic et Peter Grimes. La profondeur de cette baguette qui s'enfonce vers le sol ou surgit vers les cieux (avec un sursaut du chef) nourrit le lien entre les quatre monstres sacrés du répertoire lyrique que sont Wagner, Strauss, Verdi, Bizet et se mettent aussi au service des trop rares et même inédits in loco Osvaldo Golijov, Manuel de Falla, John Adams et du très peu joué dans la maison Benjamin Britten. Dudamel montre ce dont l'orchestre est déjà capable dans ces directions esthétiques et sous sa direction de chef grâce à son aisance et à la confiance qu'il accorde à ses musiciens : le maestro sait quand battre chaque temps pour rattraper dès que besoin tout écart de rythme et il sait surtout quand diriger seulement aux temps forts ou à la mesure pour laisser parler à l'orchestre l'alliage de fermeté et de souplesse dans sa baguette, chacune de ses mains et son corps entier (ce qui se traduit dans chaque pupitre et dans son orchestre entier). Ce programme ainsi dirigé s'offre de fait comme un triple début de réponse : sur ce que Dudamel pourrait programmer à Paris, sur le potentiel de son lien avec l'orchestre, et envers ses détracteurs qui ne voient en lui qu'un chef symphonique et pas lyrique (le reproche symétrique qui fut fait à son prédécesseur Philippe Jordan qui eut le temps de montrer aussi y compris à Paris son engagement sans paroles).
Pour prouver encore davantage -si besoin est- son appétence lyrique, le nouveau Directeur musical a invité des voix solistes qui font le lien entre l'actualité immédiate de la programmation et l'histoire récente de la maison. Clémentine Margaine qui incarnera le lendemain même La Sphinge pour la première très attendue d'Œdipe (à Bastille) vient en habituée du rôle de Carmen qu'elle a incarné dans une quinzaine de mises en scènes différentes, dont celle de Calixto Bieito à Bastille (qu'elle reprendra à Vienne en novembre prochain). La mezzo-soprano française séduit le public par l'intensité de son regard, du médium de Carmen, qu'elle a (et chaleureux), ainsi que par ses aigus légers ou noblement couverts. Toutefois, voulant marquer l'occasion et en déployant certes ce qui fait la panoplie de la séductrice, mais un peu au-delà de ses moyens, elle tient un peu trop ses fins de phrases pour sa capacité pulmonaire et glisse un peu trop sur les notes, en assombrissant un peu trop les voyelles (ce qui consomme encore plus d'air).
Le Don José qui lui répond ce soir est également à l'affiche de Bastille (pour L'Élixir d'amour la semaine prochaine) et un habitué des Galas au Met : Matthew Polenzani. Le ténor américain apporte une grande attention au texte, ce qui paye dans la clarté de sa prosodie sauf lorsque le médium bouge trop et en fins de phrases (serrées). Il émeut néanmoins par ses demi-teintes, nuances, ainsi que son crescendo-decrescendo final rappelant qu'il dispose de toute la tessiture, du grave ferme à l'aigu soulevé.
La précision du chef Dudamel sert l'orchestre, les solistes mais aussi dès ce soir de première la Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d'enfants maison, qui aura rarement (si ce n'est jamais) été aussi impeccablement juste et en place, même masquée. Les bambins sont infiniment plus intelligibles que leurs collègues adultes, masqués eux aussi mais disposés en fond de scène (tandis que les enfants sont dans les loges royales). Les Chœurs adultes maison abdiquent visiblement articulation et projection derrière le voile noir de leurs protections sanitaires. Ces choristes ne sont hélas pas davantage (au moins pour l'instant) à l'aise pour frapper des mains sur la danse La vida breve de Manuel de Falla et finissent par disparaître vocalement.
Ekaterina Gubanova (qui sera Jocaste dès demain pour Œdipe) se saisit d'une rareté fascinante pour le répertoire de la maison et pour sa propre voix : “Mariana, tus ojos” extrait d'Ainadamar composé par Osvaldo Golijov et relatant l'amour du poète espagnol Federico García Lorca pour sa muse Margarita Xirgu. Ce choix vient lui aussi réunir des axes esthétiques forts qui se veulent à l'image du mandat Dudamel, entre les pays et les traditions : composé en 2003 par un argentin sur un texte espagnol d'un librettiste américain, Ainadamar reprend la tradition des rôles en travesti (comme Chérubin) pour faire chanter García Lorca par une mezzo. Ekaterina Gubanova creuse donc un grave, qui n'est certes pas très marqué ni contouré, mais qui offre une amplitude de souffle en connexion avec l'orchestre (qui apprivoise, ce soir, solo jazz de contrebasse, congas et trompettes wa-wa) et se déploie vers un aigu vibrant. Marie-Andrée Bouchard-Lesieur qui lui donne la réplique, confirme -si besoin était- son changement de statut, d'académicienne à soliste en déployant la richesse de sa voix complète, dans deux interventions qui paraissent trop courtes.
Après Lohengrin de Wagner (Richard), Wagner (Jacquelyn) chante Le Chevalier à la rose de Strauss, en trio. La soprano (notamment appréciée dans Don Giovanni et Cosi fan tutte à Garnier, mais aussi en lancement de la saison Beethoven à la Philharmonie de Paris toujours avec le prédécesseur de Gustavo Dudamel : Philippe Jordan) remplace ce soir Diana Damrau souffrante. Elle se rapproche de ses deux collègues, comme pour leur offrir un peu de son amplitude vocale (certes un peu distendue dans le vibrato). Mais ce n'est que lorsqu'elle les laisse en duo et que l'Orchestre diminue, que l'auditoire retrouve les aigus irisés de Sabine Devieilhe et le grave suave d'Ekaterina Gubanova. Wagner peut alors revenir, en compagnie de Gerald Finley pour les quelques mots de conclusions de cet ensemble mais surtout pour lancer la prestation conclusive. Gerald Finley lance en effet le grand Finale de Falstaff, genou à terre et voix projetée, avec tous les solistes de la soirée rejoints par quatre académiciens. Ces jeunes voix (Tobias Westman, Kiup Lee, Timothée Varon et Aaron Pendleton) montrent déjà des passages projetés, d'autres moins, mais assument leur place dans cette soirée de gala et au service de ce Falstaff très applaudi (comme plus tôt déjà Gerald Finley pour Doctor Atomic de John Adams).
Le public acclame ce concert, (r)assurant et annonciateur, se levant même comme un seul homme lorsque Dudamel lance en bis La Marseillaise.
Pour celles et ceux n'ayant pas pu assister à ce concert, la retransmission ci-dessus est disponible trois mois grâce à la plateforme numérique de la maison : L'Opéra chez Soi