Œdipe à Bastille : à la croisée des chemins
Au lendemain du concert inaugural du mandat de Gustavo Dudamel sous les yeux d’Emmanuel Macron, l’Opéra de Paris frémit de nouveau, cette fois pour l’Œdipe d’Enesco qui n’avait plus été joué dans la maison capitale depuis la création de l’œuvre en 1936. Si le livret court de la naissance à la mort d’Œdipe, le metteur en scène Wajdi Mouawad y ajoute judicieusement un prologue narrant, dans un texte fort et cru, l’origine de la malédiction pesant sur Œdipe : son père, Laïos, ayant violé un enfant, conduisant ce dernier au suicide, se voit interdire par Apollon de perpétuer sa lignée. C’est donc parce qu’il enfreint cet interdit que l’enfant qu’il engendre est destiné à tuer son père et épouser sa mère. Le livret s’appesantit également sur le processus par lequel son destin s’accomplit (c’est en combattant la prophétie qu’il la réalise). La musique, quant à elle, est (comme Œdipe lui-même) à la croisée de trois chemins : le lyrisme de Puccini, le romantisme de Massenet et l’exotisme de Janáček. Lascive et lancinante, poétique et pathétique, elle s’appuie sur de longues lignes, parfois secouées par le tonnerre des dieux, ou par une courte mélodie, évanouie aussitôt qu’entonnée.
La mise en scène de Wajdi Mouawad repose sur une scénographie dépouillée, laissant place au symbolisme de quelques éléments de décor, accessoires et costumes (la fécondité de Jocaste est par exemple représentée par un grand œuf qu’elle tient sur son ventre). Les trois peuples traversés par Œdipe portent leur symbolique sur leur couvre-chef : la nature pour les Thébains qui sont couronnés de branches d’arbre, le céleste pour les Corinthiens qui sont coiffés de crêtes et l’eau pour les Athéniens dont les bonnets font penser à des créatures aquatiques. Le geste artistique du metteur en scène est à la fois très traditionnel par un respect strict du livret (et même par la reconstitution d’un rituel ancien d’accompagnement d’une naissance royale) et des costumes riches et colorés (bien que volontiers fantaisistes), mais également très moderne dans son esthétique : un compromis que ne renierait pas Robert Carsen, présent en salle.
Christopher Maltman manque globalement d’ampleur et campe un Œdipe pas si complexe. Dans ce rôle long et difficile de par l’ambitus convoqué et les constants changements de registres, il laisse peu de place à l’évolution de son personnage, qui reste globalement monolithique. Pourtant, il parvient à émouvoir dans son monologue de la fin de l’acte II (après qu’il a découvert la vérité sur son identité et celle de ses vrais parents), puis lorsqu’il clame son innocence à l’acte III. Ses graves ont du corps et ses aigus de l'éclat. Un souffle bien maîtrisé lui permet de tenir de longues lignes soumises au roulis d'un vibrato calme et régulier.
Anne Sofie von Otter chante le rôle de sa mère adoptive, Mérope aux phrasés plaintifs. Son timbre capiteux est chaleureux dans les médiums tandis que ses aigus sont sûrs et rayonnants. Ekaterina Gubanova incarne sa mère puis épouse, Jocaste. Sa voix sucrée brûle dans des médiums fondants, mais trouve une pureté juvénile dans l’aigu. Yann Beuron sort de sa retraite annoncée l’an dernier pour incarner Laïos, son (vrai) père fautif, de son très reconnaissable timbre clair. Il se remet ainsi au service d’un répertoire français que son articulation précise exalte.
Clémentine Margaine est une Sphinge (monstre semant la mort à Thèbes) à la voix large et dorée. Ses aigus dramatiques restent esthétiques quand ses médiums très couverts se parent de teintes ténébreuses. Son repère est surveillé par Le Veilleur de Nicolas Cavallier (qui chante aussi Phorbas), basse puissante au registre central élégant, dont il s’écarte cependant sur un large ambitus. Sa ligne de chant dynamique dispose d’une bonne assise et lui permet de camper ses personnages avec conviction. Adrian Timpau prête sa voix patinée au Roi Thésée d’Athènes. Ses graves rutilants sont légèrement vibrés, tandis que sa conduite vocale expressive est dotée d’un legato soigné.
Les Thébains sont représentés par le Grand prêtre de Laurent Naouri à la voix brillante produisant des aigus étincelants et de sombres graves, s’appuyant sur un souffle long et une diction parfaite, faisant claquer les consonnes, mais dont les ports de voix vacillent par moments. Clive Bayley donne à Tirésias l’ampleur de sa voix robuste et sèche, par laquelle il martèle ses prophéties dans un français imprécis, notamment lorsque le chant imite la voix parlée, et d’une voix parfois volontairement altérée. Brian Mulligan en Créon étend sa voix large, chantante et opaque au gigantesque ambitus très sollicité, vibre d’un très léger vibrato, tandis que ses origines américaines se traduisent dans son accent. Anna-Sophie Neher apporte à Antigone son souffle long et son vibrato rond. La voix manque toutefois encore d’ampleur pour remplir le vaisseau de Bastille. Vincent Ordonneau (Le Berger) dispose d’un vaillant ténor, déclamatoire et sombre, au vibrato bien présent. Enfin, Daniela Entcheva chante Une Thébaine au métal vocal rougi par le soleil.
L’orchestre est dirigé d’une battue souple et douce par Ingo Metzmacher. Si la flûte et le hautbois s’en extirpent avec virtuosité, la phalange produit un son cohérent et des lignes fines et fluides. L’interprétation intense pétrit un son dense mais délicatement levé. La patte de la nouvelle Directrice du Chœur, Ching-Lien Wu, peine à se ressentir. Il faut dire que, bien qu’il soit bien en place (les "s" sifflent dans un même élan), notamment grâce aux indications précises du chef, le son de l’ensemble est étouffé et embrouillé par les masques qui entravent les gosiers des artistes.
Le public réserve un accueil enthousiaste mais sans effusion aux 13 solistes, au chef et à l’équipe créative. En quittant la salle, les spectateurs semblaient dire : « C’est Thébain » !