Rentrée musicale Salle Gaveau avec Jaroussky, Scheen et L'Arpeggiata
La file des grands jours s'étire en angle droit rue la Boétie et avenue Delcassé pour entrer Salle Gaveau, non pas en raison du pass sanitaire (qui ne prend pas plus de temps à contrôler à l'entrée que le billet du concert au bout du vestibule) mais comme aux temps d'antan enfin revenus (définitivement, souhaitons-le) : celui d'un public se pressant nombreux pour entendre Philippe Jaroussky, mais aussi L’Arpeggiata de Christina Pluhar et pour certains pour découvrir Céline Scheen.
Pluhar, Jaroussky et Scheen ont chiné des pépites musicales (très ou trop peu connues) dans le répertoire baroque italien du XVIIIᵉ siècle : airs des oratorios La Passion de Jésus-Christ, Marie-Madeleine aux pieds du Christ et La Mort d'Abel composés par Caldara, Le Triomphe du Temps et de la Désillusion et Rinaldo de Haendel, avant le Stabat mater de Pergolèse.
La reprise lyrique a ainsi une ambiance de rentrée des classes, dans le sens de classieux et pour le plaisir de retrouver l'apparat distingué de cette salle, des tenues de récital, de l'enthousiasme aussi des interprètes (un peu rouillés toutefois après une si longue période où même l'intermittence devint moins qu'intermittente).
La cheffe, telle une maitresse-maestra maternelle accueille tous ses musiciens de L’Arpeggiata et les deux solistes à bras ouverts et à former presque un cercle sur scène. Un cercle que Christina Pluhar semble vouloir élargir pour y intégrer le public, avec ses amples gestes de directions et mouvements de corps qui font même tourner sa robe. Les phrasés musicaux tournent et se répondent ainsi tout en conservant l'identité très marquée des instruments d'époque. Les timbres baroques affirmés expliquent ainsi une partie des écarts de justesse, mais pas tous cependant et encore moins le fait que la justesse fasse défaut tout au long du concert, même après de longs et méticuleux accordages. Ce défaut s'éclipse toutefois à trois moments de la soirée, deux d'entre eux étant les interventions virtuoses de Josep María Martí Duran, à la guitare baroque et au théorbe. Il donne à ces deux moments et à ses deux instruments des couleurs et chaleurs à ce point hispanisantes qu'il en donne envie de s'exclamer ¡Olé! (un certain nombre de spectateurs avait toutefois sorti les éventails bien avant ces interventions, en cette fort chaude Salle Gaveau).
La chaleur est aussi dans la voix de la soprano Céline Scheen dont l'ample grave s'oppose à un vibrato intense et tirant vers les aigus. La voix se déploie en cette intense dichotomie au point de rendre les paroles très peu intelligibles, mais ces arias se plaisent à répéter le même texte et à arpéger les syllabes sans compter. Cela ne permet toujours pas de comprendre le texte (pour qui ne le connaît déjà) mais permet à l'interprète de renforcer encore et toujours son puissant investissement vocal et dramatique : jusqu'à serrer les poings et s'avancer vers son pupitre comme pour le renverser. La dimension expressive et même dramaturgique est encore accrue, dans ce concert qui est pourtant un récital où les deux solistes chantent un air chacun son tour, par l'astucieuse idée de la chanteuse consistant à se lever de sa chaise après le début de sa musique et à retourner s'y asseoir avant sa fin : toujours en mouvement avec le son.
Un procédé que lui reprend le contre-ténor Philippe Jaroussky, se donnant un élan qui correspond aussi à celui de sa nouvelle carrière. En effet, le chanteur est désormais aussi (depuis mai dernier) chef d'orchestre. Il ne mélange toutefois pas les activités (ce pourrait certes être un objectif fructueux), mais il se produit ce soir comme le chanteur aussi connu du public pour son investissement vocal le menant naturellement à accompagner son chant par certains gestes. Toutefois, ces gestes s'ils sont habituels, sont plus réguliers et déployés désormais que le chanteur poursuit en parallèle un parcours de direction musicale (sans nullement gêner la cheffe du soir, ni empiéter sur quelque plate-bande que ce soit). Portée par ces gestes, la voix croît en impact vocal au fil delà soirée, levant progressivement le voile posé sur son médium et le cœur de ses phrases. Les aigus appuyés sont un peu tendus et raccourcis mais le contre-ténor file aussi ses notes irrésistibles pour le public, tendant un bras d'un côté et de l'autre la tête qu'il pose sur son épaule en posant la note de fin de phrase.
Et puis, comme seul l'art et les chefs-d'œuvre en sont capables, tout, dans le Stabat Mater de Pergolèse, s'accorde et se résout (voire se sublime, nombre de spectateurs restant soit pétrifiés soit animés d'émotion sur leur siège). En duo, Jaroussky s'appuie sur le son charpenté de Scheen, et la soprano s'élève avec la clarté angélique du contre-ténor. D'autant plus en constatant encore et toujours à nouveau combien cette partition se plaît à marier et distinguer les registres et les dynamiques.
Le bis est offert pour célébrer le 30ème anniversaire des concerts Philippe Maillard (reporté comme ce concert et de nombreux autres de la saison dernière). Il s'agit d'un autre tube et de ce que Philippe Jaroussky annonce comme un rituel de ses fins de récitals : le duo final du Couronnement de Poppée. Ce "Pur ti miro" achève de charmer le public, devant les voix et les mains mêlées des deux solistes, finissant même front contre front. Les paroles qui se traduisent par "Enfin je te vois" traduisent ce soir en effet tout le bonheur de revoir l'art et une salle heureuse.