Une Walkyrie - Action artistique à Bayreuth
La Colline Verte est parsemée d’œuvres d’art qu’on découvre au hasard de promenades, du Prométhée de Frans Huygelen aux sculptures du très controversé Arno Breker. Hermann Nitsch est une figure éminente et chef de file ce qui a été a appelé "l’actionnisme viennois" dans les années 1960-70. Cette forme d’expression est marquée par la violence et le recours à des matériaux inédits comme le sang et l’organisation de célébrations aux allures de cérémonies mystiques qu’on pourrait imaginer facilement dans une mise en scène de Parsifal.
Le décor de cette Walkyrie est constitué de trois immenses panneaux blancs formant une toile minimale sur laquelle une équipe d’assistants s’active pour réaliser une œuvre qui évolue en temps réel sur les indications du maître. Les différentes couches de couleurs sont versées depuis le sommet de la structure et les coulures verticales accompagnent visuellement ce que la musique crée dans les scènes. Cette démarche rejoint dans un sens l’action théâtrale de Christoph Schlingensief dans le Parsifal de 2004 dirigé par Pierre Boulez, mais d’une façon plus radicale encore en confinant presque au systématisme : au point que l’intérêt s’épuise sur la durée, malgré l’intervention de figurants à la fin de l'acte II et du III, décrivant une crucifixion en forme de sacrifice parallèle pour la mort de Siegmund et le sommeil de Brünnhilde.
Les chanteurs sont alignés sur le devant de la scène, en tuniques sombres formant contraste avec la blancheur dominant à l’arrière et jouant sur un hiératisme assumé pour donner l’impression d’un oratorio moderne, à la fois plus complexe et plus fouillé qu’une banale version concert mais tout aussi privé d’une réelle direction d’acteurs. Les performances vocales se trouvent largement contrariées par de telles conditions, avec une résonance inédite due à une arrière-scène quasiment vide qui crée une forme de halo autour des voix.
Le Siegmund de Klaus Florian Vogt est particulièrement exposé, avec une ligne privilégiant le phrasé et la diction mais qui laisse à nu certaines difficultés dans les passages les plus explicitement héroïques comme le point d’orgue écourté dans les deux Wälse et le So blühe denn, Wälsungen Blut! à la fin du I. La finesse de l’expression se souvient de Parsifal et Lohengrin, et tourne le dos à une dimension davantage Heldentenor. Le public parisien aura l’occasion de l’entendre (puis de le lire sur Ôlyrix) dans le premier acte de cette Walkyrie ce 1er septembre, avec l’Orchestre du Festival de Bayreuth placé sous la direction d’Andris Nelsons à la Philharmonie de Paris.
L’interprétation de Klaus Florian Vogt peut également se lire à la lumière de la rivalité que lui oppose la performance de Lise Davidsen en Sieglinde. La soprano dramatique norvégienne est capable à elle seule de faire revivre les mânes d’un passé wagnérien devenu "historique". La surface vocale est impressionnante, avec une amplitude dans les changements de registres et une prodigieuse brillance naturelle. Elle module l'expression dans les échanges où la découverte de l'identité de Siegmund se fait jour, jusqu'aux appels déchirants dans le II au moment du combat avec Hunding. La salle tout entière vibre dans le III avec O hehrstes Wunder! en forme de leçon de chant et d'énergie vocale.
Relégué à une moindre altitude, le Hunding de Dmitry Belosselskiy fait pourtant bonne figure, imposant une personnalité dont la noirceur du timbre s'allie pleinement à la qualité de l'émission. L'acteur peine toutefois à percer, si bien que l'effroi et la violence restent encore un peu en coulisse et mériteraient sans doute d'autres conditions scénographiques pour s'exprimer. La Fricka de Christa Mayer tente bien de rugir face à Wotan mais l'interprétation ne joue ni sur les mêmes moyens ni les mêmes intentions. Le déploiement de la ligne se heurte à une puissance limitée, plus problématique ici que dans ses récentes Brangäne et Mary.
Remplaçant au pied levé un Günther Groissböck défaillant quelques jours avant la première, le Wotan de Tomasz Konieczny se rappelle aux bons souvenirs de Bayreuth avec une puissance dominant la stricte attention au soin apporté au phrasé et au timbre. Il en résulte une rugosité continue en guise de brio et de force, sans doute démonstratif mais guère séduisant. Cette palette assez brute convenait au Telramund qu'il donnait in loco dans la mise en scène de Yuval Sharon. Le contraste est d'autant plus important face à la Brünnhilde de Catherine Foster, remplaçant pour cette dernière soirée une Iréne Theorin annoncée souffrante. La soprano anglaise est une habituée de Bayreuth, découverte en 2013 dans le Ring de Frank Castorf et titulaire du rôle sans discontinuer, y compris en 2018 lors de la reprise de Walküre. Son entrée en matière fait entendre des Hojotoho! cueillis à froid et audiblement détimbrés. La palette s'assouplit progressivement avec un legato très sensible dans le dialogue avec Wotan et la manière dont elle déploie ses aigus dans le III : assurément le signe d'une grande interprète qui sait conserver suffisamment d'énergie à ce moment pour faire exister son personnage et créer une liaison dramatique qui sert de rampe de lancement à la scène finale.
Impossible hélas de trouver dans le groupe des Walkyries matière vocale épanouie. Difficilement dissociables de l'ensemble, les performances de Stephanie Houtzeel (Waltraute) ou Daniela Köhler (Helmwige) s'esquissent, mais les autres voix peinent à s'articuler et à s'harmoniser dans une dynamique simplement convenable. La Chevauchée prend des allures de cohue bigarrée, avec des timbres peu compatibles (la Schwertleite de Christa Mayer et la Siegrune de Nana Dzidziguri par exemple) et des vibratos aigrelets (Simone Schröder en Rossweisse, Gerhilde de Kelly God).
Problématique également, la direction du chef finlandais Pietari Inkinen : nommé récemment chef titulaire du KBS Symphony Orchestra de Seoul, sa carrière était jusqu'alors principalement concentrée en Asie, comme chef invité du Japan Philharmonic Orchestra, ainsi que pour des concerts en Australie et en Nouvelle-Zélande. Sa présence au Festival de Bayreuth ne laisse guère au public de place à exprimer une quelconque indulgence, succédant au pupitre à Marek Janowski et Kirill Petrenko dont le souvenir contribue à creuser davantage encore le regret ressenti et exprimé face à une direction terne et en quête de sens. Le premier acte est tout particulièrement exposé à cette vision sans contenu, avec des phrases qui tombent à plat, des envolées tout juste esquissées et une ligne générale qui confine rapidement à l'ennui. Donnant dans le volume et l'épaisseur des tempi dans le III, il finit par mettre en difficulté des interprètes qu'il prive parfois de tout soutien, comme dans les Adieux de Wotan où Konieczny doit lutter contre un rideau sonore qui va s'alanguissant autour d'une idée monolithique.