Les Troyens de Carthage à La Côte-Saint-André
Lors de l’édition 2019, le Festival Berlioz présentait une version particulièrement soignée et exaltante des deux premiers actes des Troyens, soit La Prise de Troie (notre compte-rendu). Avec l’annulation du Festival en 2020, une réelle frustration s’était établie dans l’attente de la seconde partie de l’ouvrage de Berlioz avec Les Troyens à Carthage (actes III à V), venant conclure la vision titanesque de Berlioz. C’est désormais chose faite et le bonheur ressenti n’en paraît de fait que plus vif pour le public.
Déjà promoteur de La Prise de Troie, François-Xavier Roth vient balayer d’un revers de la main tous les obstacles en impulsant à l’ensemble de la représentation son enthousiasme et son amour flamboyant pour l’ouvrage. Le Jeune Orchestre Européen Hector Berlioz-Isère créé par ses soins en collaboration étroite avec Bruno Messina, propose un approfondissement de l’interprétation de la musique romantique sur instruments d’époque à de jeunes musiciens issus des meilleurs conservatoires européens, dans le cadre d’un accompagnement avec les musiciens de l’Orchestre Les Siècles. Cette initiative heureuse porte largement ses fruits. La cohérence du projet et le tutorat exercé par les plus anciens sur les plus jeunes se ressent intimement, notamment ici pour cette partition parmi les plus complexes et les plus riches du répertoire romantique. L'interprétation bénéficie de la précision des attaques du chef François-Xavier Roth, son souci permanent de mettre en valeur tous les pupitres en conservant pour autant sa généreuse ligne globale d’ensemble et sa vision de cet opéra prophétique et tumultueux. La beauté des cuivres, fortement sollicités, s’impose sans aucun écueil. À cet orchestre resplendissant vient s’allier une masse chorale impressionnante constituée du Chœur de l’Orchestre de Paris, préparé par son chef Lionel Sow et du Chœur du Forum National de la Musique de Wroclaw dirigé par Agnieszka Franków-Żelazny. Le résultat dans toute sa plénitude répond à toutes les espérances : le public ovationne longuement les deux phalanges ainsi réunies.
Cette seconde partie des Troyens se trouvant isolée de la première, le choix du Festival s’est porté sur la version telle que créée au Théâtre-Lyrique en 1863 (le compositeur n’aura pas eu le bonheur d’entendre son œuvre sans sa totalité, ni même la première partie) avec l’intervention au début d’un récitant -le Rapsode- chargé de transmettre au public un résumé des événements intervenus durant la Prise de Troie. Le récit du Rapsode est confié au comédien Eric Génovèse, sociétaire de la Comédie-Française, qui s’acquitte sans faillir de cette intervention un peu ingrate.
Après un troisième acte manquant un peu d’élévation et de largeur, la mezzo-soprano Isabelle Druet -Didon- semble ensuite se libérer, la voix prenant de l’assurance et de l’ampleur. Le phrasé dans l’enivrant duo nocturne avec Enée « Nuit d’ivresse et d’extase infinie », qui vient conclure l’acte IV, se pare d’une éloquence plus affirmée, plus souveraine. L’acte V surtout trouve Isabelle Druet à son meilleur au plan strictement vocal avec une interprétation vraiment remarquée et bouleversante de son air final « Adieu, fière cité ». Indéniablement, elle impose une vision royale du personnage, lançant avec vigueur ses anathèmes et imprécations sur Enée, qui la rejette pour suivre son destin tracé vers l’Italie, mais aussi sur tous les Troyens. Elle atteint à une certaine forme de pathétisme et de grandeur lorsqu’elle mesure que son propre destin, mais aussi celui de Carthage, se trouve décidément scellé par le parjure des Troyens.
Le ténor Mirko Roschkowski a déjà interprété le rôle d’Enée à la scène à plusieurs reprises durant sa jeune carrière. Sans posséder complètement l’héroïsme requis pour le personnage, il en impose une vision lyrique et presque juvénile. La voix s’élève, chatoyante et libre, reposant sur un phrasé et un français de grande qualité. Sa grande scène « Inutiles regrets » montre la justesse de son approche et touche au pathétique.
La voix de mezzo Delphine Haidan n'offre pas toutes ses richesses harmoniques ni sa pleine projection. Son Anna un rien difficile laisse l’auditeur sur sa faim, notamment lors de ses interventions avec sa sœur Didon qui sans conteste la domine. Vincent Le Texier fait appel à tout son grand professionnalisme pour incarner un Narbal de caractère et percutant. Héloïse Mas campe un Ascagne presque luxueux tant sa voix de mezzo incisive et chaleureuse donne tout son caractère à ce personnage un peu épisodique.
Le ravissement émane de la prestation des deux ténors incarnant Iopas (Julien Dran) et Hylas (François Rougier). Julien Dran chante et interprète son délicat récit « ô blonde Cérès » avec une délicatesse rare dans le phrasé, une utilisation jamais anodine de la voix mixte, avec des envolées lyriques et aériennes vers l’aigu. La longue chanson d’Hylas à l’acte IV prend toute sa mesure avec l’interprétation très inspirée de François Rougier, dont la voix de ténor aux accents mesurés et d’une extrême expressivité touche droit au cœur.
François Lis campe un Panthée solide et généreux notamment dans les ensembles. Les deux sentinelles, Thomas Dolié et Damien Pass, se complètent avec une réelle conviction et une réjouissante présence scénique. Ils incarnent aussi les Spectres de Chorèbe et d’Hector, tandis que Delphine Haidan et Vincent Le Texier se chargent des Spectres de Cassandre et de Priam.
Après le triomphe réservé à la Prise de Troie en 2019, celui réservé aux Troyens à Carthage semble comme décuplé. Hector Berlioz triomphe une fois encore dans sa ville natale dans le cadre du Festival qui lui est consacré.