Récital entre terre et ciel au Festival d’Aix-en-Provence
Tout est réuni en cette douce soirée aixoise, dans la cour de l’Hôtel Maynier d’Oppède, en face de l’Archevêché, pour que les juillettistes s’adonnent à leur plaisir privilégié en écoutant des voix suaves se mêler aux frisselis des deux immenses platanes, malicieux personnages bruissant d’aise au moment des pianissimi du violon. Heureusement, pas de cigales aux airs de bravoure, juste un vol de tourterelles animant, au-dessus des mélopées humaines, les roses pierres de Bibémus.
Charles Sy ouvre le bal avec L’Invitation au voyage (1870) et le Lamento (1883) d’Henri Duparc. Le timbre à la fois rond et pimenté du tenorino, proche du ténor lyrique léger, jeune canadien, ancien artiste de l’Académie du Festival, s’accorde à la mélodie française. Son vibrato très serré ramène à la « douceur » d’aimer à loisir, et vivre dans cet espace les beaux vers de Charles Baudelaire. « Luxe, calme et volupté » !
Sur le poème de Théophile Gautier qui lui succède, ainsi que dans tout le récital, le pianiste Bertrand Chamayou fait montre d’un sens aigu à la fois des contrechants et des ambiances liquides et vaporeuses. Avec sensibilité et justesse, il parvient à un équilibre entre accompagnement et individualité narrative.
La Natura del mondo, commandée à Pascal Dusapin en création mondiale sur un passage de la Divine Comédie (1303/1321) de Dante, est très différente. Elle apparaît dès l’abord plus proche du recitativo cantando des madrigalistes italiens, insufflant une dimension improvisatoire. Ce qui donne des impressions de musique quasi-tonale, même si la palette des styles vocaux est relativement riche : détaché, lié, grands intervalles, notes conjointes, avec un certain lyrisme qui la distingue. La voix et la personnalité de Barbara Hannigan s’expriment pleinement. La chanteuse profère ce langage hermétique de Dante comme une pythie un oracle. La ligne vocale ponctuée d’accords plaqués ou en résonances légères tourne telle une incantation en suivant les règles prosodiques. Le poème surgit comme la vision d’un chaman dont la chanteuse est l'organe terrestre. La diva semble à demi possédée corporellement et vocalement, et pourtant rien n'est surjoué, même dans les moments non chantés.
Des résonances baudelairiennes au surréalisme de Messiaen, cette soirée « entre terre et ciel » est placée sous le sceau de la spiritualité. Le Ciel pour l’aérien Charles Sy, la Terre pour Hanningan en Athéna épanouie, fière, ancrée.
Le compositeur Olivier Messiaen écrit lui-même ses poèmes (d'avant-garde) pour l’étonnante Mort du Nombre (1929), qui rassemble les quatre artistes du programme (soprano, ténor, violon et piano), dont les sens débouchent sur la souffrance. L’ensemble vocalo-instrumental bien équilibré invite le violon à faire son apparition discrète. Les six Chants de terre et de ciel (1938) pour voix et piano mènent encore en semi-transe Barbara Hannigan jouant de sonorités très articulées / percutées. Les alléluias de « Résurrection » parachèvent l’envoûtement d'une vocalité sans faille (sauf quelques aigus, dont le tout dernier, et une tendance discutable, par son systématisme, à la note tenue très droite se terminant en vibrato).
Le concert pouvait s’achever en beauté sur cette exaltation. Mais, suivant le principe des contrastes cher à Messiaen, le programme meurt tel une vague sur la plage, par un duo infiniment doux et lent entre le violon et le piano : la fameuse « Louange à l’immortalité de Jésus » du Quatuor pour la fin du Temps (1940), qui était à l’origine incluse dans un Diptyque : terre et ciel (1929), ramène à la mort et au ciel. Le lyrisme infinitésimal de la violoniste Patricia Kopatchinskaja dissémine les ultimes vibrations de l’éternité dans le vent nocturne.