Samson et Dalila font vibrer le mur du Théâtre Antique d’Orange
Créée en novembre 2018 sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo (notre compte-rendu), cette coproduction de Samson et Dalila, avec les Chorégies d'Orange et l’Opéra de Shanghaï, marque le retour de l’ouvrage sur la scène du Théâtre Antique au terme de plusieurs décennies d’absence. En effet, la dernière production programmée remonte à 1978 avec dans les rôles titres, Placido Domingo et Elena Obraztsova.
Pour autant et pourtant, Samson et Dalila offre au public tous les ingrédients de l’opéra populaire par excellence : musique à la fois puissante et évocatrice, airs et ensembles hautement inspirés, sujet antique et religieux porteur, masse chorale imposante, mise en scène et scénographie qui doivent traduire le grandiose des situations tout en reflétant le désespoir et les espérances vite balayées du peuple Hébreu retenu en esclavage par les Philistins. Toutes ces multiples composantes se conjuguent avec bonheur dans cette production mise en scène par Jean-Louis Grinda. Ce dernier vise à l’efficacité dramatique en premier lieu, maîtrisant pleinement le déplacement des foules ou les scènes d’affrontement des personnages, sans devoir illustrer son propos par une relecture trop personnelle ou exigeante.
Samson semble ici guidé par un enfant angélique, messager sur terre de Jéhovah. Il parle à l’oreille du héros et apparaît aux instants les plus décisifs. Cette initiative accentue encore le rapport élitiste de Samson avec son dieu, même si la courtisane Dalila semble pour sa part et à plusieurs reprises triompher de cette dévotion par sa sensualité exacerbée et sa beauté triomphante.
La production primitivement élaborée pour la scène de l’Opéra de Monte-Carlo a été reprise en tenant compte des possibilités et contraintes du Théâtre Antique. La scène apparaît relativement dépouillée, les éclairages savants de Laurent Castaingt venant créer les ambiances, souligner les différentes scènes. L’acte 2 montrant la demeure de Dalila dans la vallée de Sorek est ainsi baigné par un merveilleux ciel parsemé d’étoiles. L’anéantissement du temple du dieu Dagon se trouve pour sa part illustré par la vidéo d’Étienne Guiol et Arnaud Pottier, ce de façon particulièrement concluante. Les costumes superbes élaborés par Agostino Arrivabene et son assistante Françoise Raybaud pour les Philistins, puisent à de multiples sources anciennes, de l’Égypte pharaonique à la Phénicie d’antan, voire à l’Afrique noire et même au lointain orient, coproduction oblige. Certains, comme ceux des guerriers Philistins avec leur casque démesuré et menaçant, semblent tout droit sortir d’une bande dessinée de science-fiction ou d’un film des illustres années hollywoodiennes évoquant le Nautilus et les aventures du Capitaine Nemo. La souffrance du peuple Hébreu n’en ressort que mieux dans toutes les déclinaisons de gris et d’ocre de ses costumes.
La chorégraphie d’Eugénie Andrin se veut à la fois consensuelle et emplie d’une juste vigueur, loin des mouvements un rien orgiaques vus par ailleurs. Cette harmonie vivement ressentie au plan scénique s’applique avec un même rayonnement au plan vocal et musical.
Absent des Chorégies depuis plusieurs années, Roberto Alagna reconstruit d’emblée des liens forts avec le public présent. Dans une forme vocale optimale, il campe un Samson tout de clarté et d’une intensité expressive remarquée. Ténor lyrique bien plus que dramatique, Roberto Alagna émeut par un chant conduit avec ferveur notamment dans ses interventions au premier acte, suffisamment puissant, à l’aigu assuré et aux notes tenues avec une belle facilité. Sa diction idéale et sa latinité marquent le rôle dans tous ses retranchements et ses contradictions.
Il trouve en Marie-Nicole Lemieux (comme au Théâtre des Champs-Élysées en version de concert en juin 2018), une partenaire à sa mesure et fascinante dans le rôle de Dalila dont elle offre un portrait très subtil de manipulatrice de haute lignée. Sans peut être posséder la démesure vocale et la sensualité dévastatrice d’autres mezzos, Marie-Nicole Lemieux ose la sensibilité à fleur de peau et délivre une remarquable leçon de chant basée sur l’art du legato, de la nuance et même du raffinement dans ce vaste espace. Après une entrée un peu réservée, elle libère plus avant sa ligne vocale qui devient ainsi plus ardente, plus sévère dans le grave. L’aigu peine quelquefois comme au troisième acte, mais elle compense l’ensemble par sa singularité, un sens du théâtre qui balaie les réticences du départ. Son interprétation lascive et d’une retenue toute fictive de l’air si célèbre « Mon cœur s’ouvre à ta voix », ne peut que faire succomber les plus rétifs au personnage. Samson s’y perdra et reniera pour quelques instants d’amour profane et charnel ses plus intimes convictions. Le duo du deuxième acte qui voit les amants s’affronter constitue indéniablement le moment fort du spectacle avec des interprètes d’un tel calibre. L’apparition de Dalila brandissant les cheveux de Samson, le nazir qui avait fait vœu de ne jamais les couper, marque les esprits sur le trahison lancé à pleins poumons par le serviteur de Dieu ainsi vaincu.
Loin de démériter, après avoir incarné Le Vieillard Hébreu dans d’autres productions (comme la dernière présentée par l’Opéra National de Paris), Nicolas Cavallier relève hardiment le défi et interprète le Grand Prêtre de Dagon. Cette tessiture de baryton paraît un rien tendue pour lui, mais la force de conviction de l’artiste, une ligne de chant mordante et fière, un engagement sans appel, donnent tout son relief à un personnage imbu de lui-même et de ses prérogatives. Tout le rattache à sa compatriote Dalila avec laquelle il échange même un baiser.
La voix de basse étendue et si caractéristique de Nicolas Courjal, avec ses graves caverneux, s’incarne dans le Vieillard Hébreu. Julien Véronèse s’arroge le rôle ingrat du satrape, Abimélech avec force conviction et une présence indéniable. Tous les rôles plus secondaires sont parfaitement tenus et en place malgré leurs courtes interventions : Christophe Berry (un messager philistin), Marc Larcher (Premier Philistin) et Frédéric Caton (Second Philistin).
Les Chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo et de l’Opéra Grand Avignon ont été impeccablement préparés par Stefano Visconti. Leurs interventions complexes et si décisives au premier acte notamment, reflètent toute l’importance que Camille Saint-Saëns leur avait réservée dans sa partition. Yves Abel dirige l’Orchestre Philharmonique de Radio France avec toute l’autorité requise, mais sans jamais outrepasser les limites d’une musique sérieuse qui ne doit jamais sombrer dans une accentuation qui risque de la malmener, voire la caricaturer au moment de la fameuse Bacchanale. L’équilibre ici se doit d’être subtil et précis. Sa direction se veut particulièrement attentive au plateau vocal et sait rebondir avec éclat aux moments les plus développés. Il contribue pour beaucoup à la réussite d’une soirée placée sous le signe de la musique française, pour laquelle Yves Abel s’est toujours fortement investi.
Le public réserve un triomphe mérité à l’ensemble des protagonistes de ce Samson et Dalila, ovationnant longuement Roberto Alagna pour son retour.
L’unique soirée publique aura lieu samedi 10 juillet et fera l’objet d’une retransmission simultanée sur les ondes de France Musique, puis d'une diffusion sur France 5 le 16 juillet.