Dans l’intimité et l’éternité du Teatro Colón avec Le Chant de la Terre de Mahler
L’approche de la barre fatidique des 100.000 morts du Covid-19 en Argentine n’aura finalement pas compromis la tenue de ce concert, programmé (voir les projets du Colón pour 2021), préparé, annulé, puis reprogrammé à plusieurs reprises. Le public, soumis à un protocole parfaitement rodé depuis les concerts commémorant en mars dernier l’année Piazzolla et limité aux 30% de la jauge de la salle principale, est accueilli dans une totale sécurité et acclame avec beaucoup d’enthousiasme ce spectacle tant attendu. Le chef mexicain Enrique Arturo Diemecke est à la fête et complètement dans son élément pour ce concert qui inaugure le 75e anniversaire de la Orquesta Filarmónica de Buenos Aires qu’il dirige, en plus de ses fonctions comme Directeur artistique du Teatro Colón et de sa récente nomination comme Président honoraire de la Société Gustav Mahler de Mexico. Enrique Diemecke est en effet l’un des spécialistes reconnus en Amérique latine de Mahler (sa direction de la Symphonie des Mille en novembre 2016 avait marqué les esprits des habitués du Teatro Colón). Das Lied von der Erde (Le Chant de la Terre) est cette fois-ci l’unique œuvre au programme de cette soirée de reprise pour les spectateurs assistant physiquement à cette interprétation et ceux profitant d’une retransmission gratuite en direct.
C’est dans la version de Schönberg que cette pièce est exécutée et qu’elle semble idéalement réorchestrée au vu des contraintes sanitaires sur scène : seuls 17 musiciens de l’orchestre sont en effet à l’œuvre, en plus du chef et des deux chanteurs solistes. Tous les artistes sont masqués (à l’exception des chanteurs lorsqu’ils interviennent et des musiciens jouant des instruments à vent) et à distance les uns des autres.
La version de Schönberg de ce Chant de la Terre est marquée par un savant mais ténu équilibre entre les différentes familles d’instruments et ce n’est pas la moindre des qualités de la direction du maestro Diemecke que d’avoir su préserver et mettre en espace cet équilibre, ce secret des volumes et cette intimité orchestrale rare dans une salle aussi vaste. La précision du geste du chef et une attention permanente à tous les instrumentistes (certes facilitée par le fait que son orchestre soit réduit à un format de chambre pour l’occasion) sont notables. L’exécution de la partition est tirée au cordeau, l’orchestre, docile et très concentré, répond à la moindre des sollicitations de son directeur. Sa direction, souple, fluide mais animée porte, guide, encourage ses instrumentistes et les deux chanteurs, ces derniers trouvant dans celui qui dirige cette soirée un passeur, premier confident ayant pleinement foi dans la capacité des solistes à rendre le nuancier de la partition qu’ils élaborent, chacun dans leur univers et avec leur sensibilité propre. Le chef dirige aussi la salle et intime aux spectateurs de respecter le silence final qui fait entrer la musique de Mahler dans l’éternité, en phase avec la répétition du dernier mot du livret prononcé et répété (« ewig »), évitant des applaudissements prématurés et des bravi qui pourraient rompre cette aspiration à l’infini. C’est avec une lenteur retenue et théâtrale que son bras gauche redescend le long du corps alors que la main droite reste longuement en suspension, avant de s’évanouir brutalement. La beauté du geste et son autorité subjuguent : le public, bouche bée et refrénant son enthousiasme -fait rarissime au Colón-, n’a d’autre choix que de se laisser aller en apesanteur durant les 22 secondes de cet abysse silencieux vertigineux.
Les deux solistes sont argentins et ont en commun de mener une carrière où leurs activités lyriques les invitent des deux côtés de l’Atlantique. Le ténor Gustavo López Manzitti, entendu au Colón dans La Bohème (Rodolfo) ou encore dans Ariane à Naxos (le Ténor/Bacchus), intervient sur chacune des étapes impaires des six mouvements que compte Le Chant de la Terre. D’entrée, il imprime sa marque avec un organe vocal au mieux de sa forme : la voix est forte, robuste, enthousiaste, soutenue par une émission puissante, une assise large, des attaques dans le phrasé rigoureuses et précises et une prononciation de l’allemand ouverte le rendant très audible. Le timbre est clair, légèrement feutré, avec des médiums pleins et chauds. Les envolées lyriques paraissent assez aisées et laissent la part belle à l’expressivité. L’attitude corporelle, sans verser dans l’histrionisme, est dynamique et facilite l’expression vocale de l’allégresse (troisième mouvement) ou de l’enivrement (cinquième mouvement) pour ce concert dénué de toute prétention théâtrale.
Les mouvements pairs sont chantés par la mezzo-soprano Guadalupe Barrientos qui avait déjà pu déployer sur la scène du Colón une technique éprouvée dans Rigoletto (Maddalena). Sa voix, charpentée et lumineuse, charme par la chaleur du timbre et la rondeur des bas-médiums. La largeur de l’ambitus et l’homogénéité du timbre sur toute la tessiture impressionnent. Guadalupe Barrientos semble en pleine possession de ses moyens techniques et avoir atteint, suite à sa participation remarquée en 2019 au concours de chant de la BBC à Cardiff ainsi qu’à la session d’Operalia à Prague la même année, sa pleine maturité vocale et musicale du point de vue de l’expression émotionnelle. L’amplitude de sa voix est au service d’une forme de langueur mêlée d’accents tragiques et rageurs (deuxième mouvement), langueur plus contenue ou apaisée qui se retrouve à l’occasion d’un duo avec la flûte traversière prenant la forme d’un enlacement intime dans le sixième mouvement. Durant ce dernier mouvement, le plus long à l’échelle de toute l’œuvre, la mezzo exprime de grands élans lyriques où l’aigu est atteint sans difficulté. La maîtrise des volumes lui permet de susurrer les dernières syllabes relayées par le silence imposé par le maître d’œuvre de la soirée, le chef Diemecke.
Le public exulte et sait particulièrement gré aux artistes, longuement applaudis, d’avoir goûté à ce parfum d’éternité. Pas de doute, le Colón est bien de retour.