Le Coq d’or éveille le public du Festival d’Aix-en-Provence
La première de cette nouvelle co-production (Festival d’Aix, Opéra national de Lyon, Festival d’Adélaïde, Komische Oper Berlin) dont quelques répétitions techniques ont eu lieu, dès l’été dernier, sur la scène de l’Archevêché, aura finalement d'abord été donnée sur la scène de l’Opéra de Lyon, au printemps 2021. Ce soir, elle rejoint son lieu d’origine, le plateau de l’Archevêché, et ses seize mètres d’ouverture scénique.
Mais peu importe le lieu, l’espace et le temps, pour une œuvre qui se donne comme un conte vaguement moral, dans lequel se superposent et s’entremêlent les rêves des protagonistes. On ne sait plus, au fur et à mesure que se déroule le spectacle, s’ils sont réels ou imaginaires, au sein même de la fiction. Cette dimension onirique est peut-être ce qui a permis à Rimski-Korsakov de se risquer à composer cette œuvre testamentaire. Elle est certainement une des dimensions, chargée de psychologie et de pulsions érotiques, qu’a choisi de souligner le metteur en scène Barrie Kosky, avec toute son équipe, depuis la conception du décor jusqu’au choix des chanteurs.
L’œuvre, elle-même hybride et débridée, met au travail les contrastes, afin d’atteindre l’universalité, au-delà du contexte russe, entre le fantastique et le réel, le politique et l’érotique, l’intime et le collectif, l’animalité et l’humanité, la burlesque et la gravité, l’occident et l’orient, etc. Elle autorise la mise en scène, avec créativité et cohérence, à en souligner ou déployer les moindres recoins, notamment le contraste entre l’austérité et la luxuriance, le raffinement et la trivialité, la lumière et l’ombre, etc. D’autres strates de lecture sont ici proposées au public, qui se laisse hypnotiser par la matière polymorphe et étrange de la proposition scénique et dramaturgique (Olaf Schmitt). Sur le plan symbolique, le coq se situe à la « crête » du jour et de la nuit. L’univers évoque les réalisations cinématographiques de Tim Burton, leur violence ironique, onirique et érotique, alors que les têtes tombent, mais continuent à chanter, que le sang gicle mais que les chevaux, petits comme grand, poursuivent leur galop.
Le décor unique de Rufus Didwiszus installe sur un plateau très pentu, une nature quasi morte, composé d’une végétation de 60 cm de haut, faite de milliers de bambous de chine serrés les uns à côté des autres, et d’un arbre mort, qui fait penser à une grande main squelettique, à l’index particulièrement menaçant (empruntée à Edward aux mains d’argent). De fait, y sont pendus les deux tzarevitchs décapités, comme y est perché le coq d’or, incarné par un acteur, Wilfried Gonon, aussi agile physiquement qu’inquiétant. Le corps a une dimension importante dans cette proposition, qui l’expose sur de nombreux plans. Les gestuelles des chœurs et des chanteurs sont à la fois élégantes et véhémentes, comme si l’écriture chorégraphique d’Otto Pichler, s’emparait de l’ensemble des protagonistes, chef d’orchestre inclus. Le spectateur est plongé dans l’atmosphère d’un « cabaret supérieur », avec ses codes, ses paillettes et ses plumes. Les jeux de jambes de quatre danseurs, qui changent de costume (Victoria Behr) à chaque acte, sinon à chaque numéro, tantôt chevaux, cygnes blancs, ou « indigènes », ancrent le plateau dans une énergie à la fois matérielle et crépusculaire. Les lumières de Franck Evin sont remarquables et ajoutent une nouvelle strate de lisibilité, soit par la teinte d’ensemble qu’elles confèrent au plateau, soit par leur focalisation sur tel ou tel protagoniste du conte.
Ces derniers ont des timbres admirablement caractérisés, ainsi que des moyens vocaux virtuoses et puissants. Le Tsar Dodon de la basse Dmitry Ulyanov réalise un quasi stand up impressionnant. Le timbre est cuivré, la projection énergique, la diction soignée. Ulyanov manie de très nombreux registres lyriques et physiques, avec évidence et naturel, alors qu’il est ce vieux roi, paresseux et amoureux. Il a des sous-vêtements crasseux pour toute parure et protection. Si le roi est nu, le chanteur porte sur ses épaules la matière essentielle et continuelle du drame.
La soprano colorature arménienne Nina Minasyan est une Reine de Chemakha de rêve. Elle est cette femme-araignée qui tisse une toile vocale particulièrement fine, transparente et serrée pour y prendre sa proie. Les mélopées orientales et orientées vers le suraigu charment tout ce qui passe à la portée de sa voix, notamment quand elles sont susurrées pianissimo. Sa plastique physique, ses déhanchements harmonieux, lui donnent des airs de danseuse éternellement fatale, de Salomé à Zizi Jeanmaire. Les têtes se retournent et se perdent autour d’elle.
Notamment celle de l’Astrologue qui traverse le mur de la fiction entre les actes, et vient faire peur au public. Le ténor Andrei Popov est à la fois convaincant et insaisissable. Si les changements de costume le virilisent progressivement, la voix, stylisée, reste perchée entre deux mondes, en particulier entre beauté et laideur, réalité et hallucination, parlé et chanté.
Pour ce qui est de la dualité, elle est également incarnée dans le conte, avec les rôles fugaces des fils du roi, qui se chamaillent jusqu’à s’entretuer. Le tsarévitch Aphron d’Andrey Zhilikhovsky projette un timbre de baryton efficace, alors que son frère, le tsarévitch Gvidon du ténor Vasily Efimov, est plus doucereux, comme le veut sans doute son rôle.
Le général Polkan de la basse Mischa Schelomianski, depuis les naseaux fumants de sa tête de cheval, offre au personnage une qualité sonore univoque, au grave et à l’émission accomplie impeccablement.
Également soumise aux ordres du Roi Dodon, la "nanny" pour adulte qu’est Amelfa, est exactement incarnée par la mezzo-soprano Margarita Nekrasova, second rôle très applaudi. Elle est une femme « garde-manger », au premier acte, plus inquiétante au dernier. Sa voix longue, à la couleur de pomme mure, est capable de s’étirer vers le bas de sa tessiture, comme si elle était la figure physique et vocale inversée de l’astrologue.
Le coq d’or chante en play back et lance, depuis les coulisses, les prenants « cocorico » de la soprano Maria Nazarova. Elle atteint facilement la crête flamboyante de sa tessiture, pour des interventions aussi intempestives que chronométrées. Belle et étrange idée scénique, qui tient à la virtuosité respective de l’acteur et de la chanteuse.
Elle tient également à la précision de la direction musicale de Daniele Rustioni, chef-clé de cette édition 2021, à la tête de la phalange de l’Opéra de Lyon. Sa direction, souplement mécanique, qui sied à la fois à la partition et à la conception scénique, pointe de l’index gauche les interventions des chanteurs, tandis que sa baguette, de sa main droite, permet à la fosse, à l’alternance constante des pupitres (bois et cordes surtout), des tutti et des soli, d’être en parfait équilibre avec le plateau.
Le trait d’union de la proposition, entre la scène et la fosse, ne repose pas seulement sur sa dimension physique et chorégraphique, mais sur le rôle réglé avec naturel et engagement, du chœur de l’Opéra de Lyon, préparé par Roberto Balistreri. Il ajoute de la beauté spectaculaire et dansante au spectacle, tout en incarnant de véritables personnages collectifs.
Le dernier personnage collectif, et non des moindres, en ces temps de pandémie et autres menaces de huis-clos, est le public des festivaliers, conquis par la proposition, depuis la partition de Rimski-Korsakov, jusqu’à sa lecture profondément inventive, en passant par sa virtuose réalisation.