Innocence de Kaija Saariaho à Aix-en-Provence, silence : on tourne
Le livret est écrit par une autre artiste finlandaise, Sofi Oksanen, et l’histoire se passe dans la Finlande d’aujourd’hui. De manière très progressive, se révèlent les relations entre les personnages (dont certains font partie d’un banquet de mariage) et se dessine un événement dramatique ayant eu lieu 10 ans auparavant. 10 ans, devenus 11 avec la latence et la suspension sanitaire venue s’ajouter d’une manière imprévisible mais avec un impact dramatique encore supplémentaire, rajoutant une épaisseur, un nouveau cycle dans cette œuvre qui tourne, littéralement et symboliquement, autour d’un temps qui passe et autour d’une fusillade de masse dans un lycée international.
Les attitudes vis-à-vis du temps s’entrecroisent sur un plateau tournant, imaginé et réalisé par le metteur en scène Simon Stone et son équipe (Chloe Lamford pour la scénographie, Mel Page pour les costumes, James Farncombe pour la lumière, Arco Renz pour les instants de chorégraphies), car l’horreur passée est vécue au présent d’un banquet de mariage et projetée comme une autre horreur à venir.
Le nombre de personnages, treize, fait de la scène une Cène, dans laquelle chacun avoue sa part de culpabilité. Le coupable « pur », le Judas, n’existe pas et l’inexplicable apparence de la violence vient d’une série complexe et enchevêtrée de non-dits. La parole est si importante dans cet opéra que l’idée du lycée international permet de mélanger les idiomes et de construire une scène mondiale, à la fois rendue possible et détruite par les réseaux sociaux. C’est pourquoi six des personnages sont des étudiants, morts ou vivants : ils sont les opérateurs de nouvelles formes d’humiliation, indélébiles une fois diffusées sur la toile, et qui ne prennent fin qu’avec la mort des spectacteurs.
L’action de la pièce consiste pour chaque personnage à produire une parole, dans une langue différente et un mode d’émission vocal spécifique, de la déclamation parlée (Julie Hega) jusqu’à la chansonnette de poupée (la Marketa de Vilma Jää). Cette parole doit également délivrer un message de vérité, une confession laïque, comme seule manière de continuer individuellement et socialement à avancer, à espérer un avenir possible, en construisant des relations véritables. Les autres étudiants, sonorisés, sont Beate Mordal, Simon Kluth, Camilo Delgado Díaz et Marina Dumont.
La mise en scène est complexe, et ses répétitions ont donc commencé dès l’année dernière sur scène, accompagnées au piano (qui est d’ailleurs un instrument clé de l’orchestre de la compositrice). L’action se déroule intégralement dans une maison (rappelant le pavillon du Bauhaus à Barcelone) sur deux étages, d’à peu près 200m2, et qui peut tourner dans les deux sens, à vitesse variable, comme s’arrêter quand l’action l’exige. Cette maison est constituée d’un lycée et d’un restaurant, avec leurs arrière-cuisine et avant-plateau, pour permettre aux temps et aux espaces de s’entrecroiser.
La distribution est également cosmopolite. Elle est menée par les femmes, anciennes amies que la mort a séparées, et jeune mariée qui vient de perdre son avenir. La mezzo-soprano tchèque Magdalena Kožená en serveuse, porte l’essentiel du drame et sait trouver un difficile équilibre entre sa fonction ancillaire et son besoin de revenir sur le passé et d’intervenir au présent. La voix est à la fois solide et implorante. La soprano française Sandrine Piau, mère du marié, a ce ciselé élégant et parfois fragile de celle qui porte la faute dans sa chair. Lilian Farahani est une jeune mariée orpheline, en quête d’une famille accueillante. Mais rien n’est facile, et la candeur d’une voix fine se transforme en projection véhémente avec l’avancée du processus de vérité. Enfin, le fantôme de l’enseignante, Lucy Shelton, exprime dans un parler-chanter douloureux son aveuglement.
Du côté des rôles masculins, le père du marié, Tuomas Pursio, occupe la scène –ce qui n’est pas facile– avec aisance, tandis que son timbre de baryton-basse est nimbé d’un halo d’absence qui semble s’accorder à dessein avec le positionnement de Magdalena Kožená. Le fiancé, Markus Nykänen, au ténor clair et doux, parvient à transformer son instrument pour avouer la faute la plus essentielle. Enfin, en prêtre, le baryton-basse Jukka Rasilainen, creuse avec justesse son chant pour en extraire la part de non-dit.
L’expérience sonore qu’offre la fosse est celle d’un grand ensemble composite, qui entretient un rapport étroit avec la globalité de l’action scénique, sans s’attacher à tel ou tel personnage. Pour sa première venue au Festival d’Aix, la cheffe d’orchestre finlandaise Susanna Mälkki à la tête du London Symphony Orchestra assure le lien subtil entre les tempi de la scène et de la fosse, dans une écriture de la déchirure, entre l’hyper-grave et l’hyper-aigu, la longue traine résonante et le scintillement pointilliste. Sans oublier, toujours dans l’ombre, les passages extatiques de l’Estonian Philharmonic Chamber Choir.
Le public répond présent au présent qui lui est fait et exposé : celui d’un drame contemporain universel dans lequel chacun porte sa part de culpabilité, sinon de responsabilité.