La Somnambule par Rolando Villazón : sports d'hiver aux Champs-Élysées
Le public du Théâtre des Champs-Élysées ne sait pas que le pass sanitaire qu'il présente (avant le billet) pour ce spectacle, sert aussi ce soir de forfait pour remonter les pentes de cette mise en scène et des vertigineuses vocalises du bel canto. Juste après que le Théâtre de l'Athénée a rouvert une piscine et une boîte de nuit en même temps qu'un spectacle, le TCE rouvre ici un chalet et une station de ski. Ce choix du fameux chanteur Rolando Villazón qui fête ici ses 10 ans en tant que metteur en scène par cette nouvelle production (coproduite avec Nice, Dresde et le Metropolitan Opera de New York), s'inspire certes de certains éléments de l'intrigue mais au prix d'autant d'incohérences (si bien qu'un très grand nombre d'autres opéras du répertoire auraient pu, aussi bien voire bien mieux, être mis en scène ainsi).
Certes, La Somnambule de Bellini se situe dans un village suisse mais l'héroïne est la fille adoptive de la propriétaire d'un moulin (qu'il serait bien compliqué de construire à une telle altitude), et elle aime le fermier Elvino (qui serait plutôt ici un berger ou un alpiniste). D'autant plus que le plateau s'élève encore au deuxième acte, le chœur perché sur les murs aux formes de montagne tutoyant les sommets du fond de scène en trompe-l'œil (bien loin des forêts et ruisseau du livret, mais proche d'un lit flottant dans les airs qui aura fait cruellement défaut au sol et au premier acte). L'autre grand problème de ce choix tient non seulement à l'idée d'un chalet mais surtout au fait de situer l'action dans une pièce unique. La Somnambule se retrouve ainsi à errer et s'allonger non pas sur le lit et dans la chambre du Comte Rodolf (comme c'est le cas dans le livret), mais ici dans la grande pièce commune. La jalousie et les soupçons de tromperie disparaissant, Rolando Villazón doit donc faire en sorte que le Comte vête de sa robe de chambre Amina, pour qu'Elvino y retrouve ensuite bien opportunément le briquet du Comte (ce qui permet de comprendre rétrospectivement pourquoi le Comte fume ici, tout en s'extasiant devant l'air pur du village). Mais ce nouvel artifice revient poser problème vers la fin du drame, Lisa ne mentant donc plus lorsqu'elle dit qu'Amina errait avec les vêtements du Comte.
Côté vestimentaire aussi, les contrastes et les étonnements sont bien présents dans les costumes de Brigitte Reiffenstuel : la coupe stricte et sombre des villageois venant s'opposer aux déshabillés des trois danseuses (chorégraphiées par Philippe Giraudeau), filles des neiges tournant autour du plateau et sur les cimes du décor (réalisé par Johannes Leiacker).
Que Rolando Villazón ait trouvé son inspiration au grand air de la montagne (alors que Bellini avait trouvé la sienne au bord du Lac de Côme) ou bien qu'il joue ici sur un sens métaphorique de l'altitude sentimentale et vocale, il trouve fort heureusement des musiciens pour défendre ces deux derniers aspects.
Riccardo Frizza assis sur une chaise tournante peut ainsi diriger l'Orchestre de chambre de Paris placé tout autour de lui (les distances sanitaires sont ainsi respectées, les vents étant dans son dos et l'ensemble des musiciens distanciés situés à la hauteur du parterre). Le chef dirige ainsi littéralement cette partition à 360°, rendant toutes les dimensions panoramiques de ses couleurs et sentiments. La mise en scène résonne de fait bien davantage par la baguette du maestro, qui obtient notamment des cuivres et en particulier des cors, des couleurs alpines sans rien renier de leur lyrisme et de leur nostalgie. Le Chœur de Radio France préparé par Sylvie Leroy s'exprime d'abord dans le lointain des coulisses, comme venant d'une autre montagne et pourtant avec une clarté d'articulation d'autant plus admirable que les artistes se révèlent en fait être masqués, lorsqu'ils entrent en scène. Ils servent la partition avec une grande précision, et font de même pour la mise en scène qui les aligne à distance et les anime pour le bal du mariage par une chorégraphie entre la Macarena et la fabrication de boules de feu. Les enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine préparés par Gaël Darchen sont tout aussi appliqués, tendant les objets symboliques de la noce.
Pretty Yende dans le rôle de la Somnambule Amina (remplaçant Nadine Sierra initialement prévue mais atteinte du Covid au moment de commencer les répétitions) est d'emblée très inspirée et chante ses vocalises vertigineuses les yeux fermés. Le cœur de la voix s'appuyant sur un timbre sonore et charpenté, il annonce immédiatement le drame (rappelant que les "larmes de joie" chantées au tout début par le personnage, sont néanmoins des larmes). D'emblée lyrique et intense dans le chant et l'incarnation, elle déploie ampleur et aisance vocale, avec chaleur et couleur dans des sommets souriants. Même si elle ne se débarrasse pas d'une légère tension et d'un fin voile dans l'aigu, elle les balaye dans le suraigu. Son mémorable grand air (ici au grand air de la montagne, tout en avançant sur un iceberg, comme dans Titanic mais à l'inverse) déploie l'épaisseur des sanglots dans la riche matière de son médium et le scintillement des larmes dans les résonances. Sa prestation rappelle ainsi sa Lucia à Bastille, l'acclamation comprise.
Francesco Demuro incarne en Elvino la plus belle tradition des ténors bel-cantistes, avec sa voix qui semble prête à décrocher mais sans jamais le faire, toujours fortement appuyée jusqu'au bord de serrer mais sans jamais le faire, poursuivant et nourrissant chaque note et toute la ligne vocale jusqu'aux déchirements extrêmes (toujours lyrique lorsqu'il chante : "Pourquoi ne puis-je te haïr") avec même ses suraigus qu'il nourrit crescendo. Ce couple soprano-ténor fait littéralement tournoyer son duo de vocalises, faisant tourner la tête du public qui leur renvoie des tourbillons d'applaudissements.
Alexander Tsymbalyuk déploie son ample voix un peu assourdie, mais qui donne de fait un caractère caverneux seyant au personnage du Comte Rodolfo. D'autant que le timbre se déploie et se sculpte encore davantage dans les rythmes et les volumes sonores plus soutenus. Le chanteur sait aussi pleinement emprunter les couleurs et phrasés de Don Giovanni lorsqu'il séduit l'aubergiste.
La soprano Sandra Hamaoui interprétant Lisa déploie elle aussi des vocalises impérieuses, moins nombreuses mais non moins exposées. Son médium très arrondi est une neige cotonneuse mais l'aigu est pourtant clair et traverse la salle comme le fil d'un téléphérique, repartant en vocalises agiles comme des flocons. Annunziata Vestri est une Teresa riche en timbre notamment dans les graves, mais dont l'ample vibrato ne lui permet pas de maîtriser tous les phrasés.
Marc Scoffoni en Alessio est toujours aussi à l'aise qu'à son habitude pour apporter une touche de légèreté dans le drame et une voix au grave boisé. Enfin, Jeremy Palumbo (issu du Chœur) fait son office de notaire avec application, dans le jeu comme dans le chant modérément sonore.
Rolando Villazón garde encore une nouvelle surprise pour la toute fin, avec une idée tout aussi "perchée". Au moment où sonnent les derniers accords et l'allégresse du mariage entre Elvino et Amina, ce sont finalement Elvino et Lisa qui sont unis tandis qu'Amina part avec sa mère et une valise, comme si les doutes de la Somnambule, se demandant si elle ne rêve pas cette fin heureuse, étaient effectivement fondés mais sans que le metteur en scène ne donne d'indice ou n'explicite ce choix soudain.
Rolando Villazón est accueilli par des huées aux saluts, qu'il encourage en levant les mains, et qu'il avait visiblement prévues car il sort de sa poche et revêt un nez rouge de clown (remettant les rieurs mais pas les hueurs de son côté) : un clin d'œil aussi de celui qui commença la mise en scène en 2011 à Lyon, en plaçant le Werther de Massenet parmi les clowns.