Retour avec Pasolini aux Fauteuils de La Monnaie pour le cast B de Tosca
Notre compte-rendu de la première
Pour l’occasion, le Théâtre bruxellois a vu grand avec cette production en dépit (et dans le respect) des nouvelles normes sanitaires en temps de Covid, mais ne pouvant proposer à son public avide que 200 places pour chacune des quatorze représentations jouées en trois semaines. Le marathon de la Tosca réclamait donc un double casting pour les trois protagonistes afin de ne pas épuiser ses interprètes, et s’offre alors comme une production à deux visages très complexe au vu de sa mise en scène, de ses nombreuses références culturelles et de l'appropriation particulière qu'en fait chaque interprète. Mise en scène par le jeune Rafael Villalobos, espagnol amoureux transi de la capitale italienne, Tosca retrouve la Rome de Pasolini, plus crue, plus violente encore, mais toujours bercée ici par une interprétation du Directeur musical maison Alain Altinoglu.
Tosca étant indissociable de Rome, il semblait logique de vouloir faire voyager son public avec une mise en scène-hommage aux beautés de La città eterna. Rafael Villalobos fait le pari de l’évocation architecturale en un temps record puisqu’à peine le rideau levé, voici que se dévoile la substantifique moelle de l’architecture romaine. A la façon d’un squelette hybride, les références aux lignes romaines pleuvent : les proportions circulaires du Tempietto de Bramante, le Mausolée du Janicule, les statues des évêques romains de la Basilique Saint-Jean-de-Latran tournoyant sur pivot avec une modernité qui rapproche alors le public d’une époque plus contemporaine, frôlée par la pensée d’un personnage tout aussi mythique et habité que la Tosca : Pier Paolo Pasolini.
Dans ce décor qui tourne en effet, paraissent les images nues et dérangeantes des peintures de Santiago Ydáñez, mais aussi des corps sur scènes de jeunes éphèbes en toge fine, dominés à quatre pattes, rappelant sans détour Salò ou les 120 Journées de Sodome de Pasolini. La référence est rugueuse et appelle à de nombreuses visions orgiaques loin d’être catholiques, et pourtant, en s’y penchant de plus près, un nouveau sens plus mystique se détache de cette référence : la peur de Dieu. Toute sa vie, Pasolini semble avoir cherché à croire, envieux d’une piété malheureusement stérile, questionnant alors les enjeux sociaux et du pouvoir, de son impunité, de la violence des hommes face au silence de Dieu. Les 120 jours de Sodome et ses puissants pervers, ses Juges, Présidents, Évêques et Ducs qui possèdent le monde rappellent ainsi directement le personnage de Scarpia, chef de police qui joue avec les sentiments de la Tosca jusqu’à la folie.
L’histoire avance dans quatre cercles à façon de ceux de L'Enfer de Dante Alighieri, et la Tosca sombre en trois actes, trois temps de souffrance jusqu’à la perdition ultime à travers la consommation maladive des corps, des âmes, d'un capitalisme du sexe et d'une érotisation de la mort. Certes les sujets sont ultra-violents mais dans un amour bien particulier de l’art baroque, la mise en scène émerveille aussi par l’alliance de la beauté charnelle et de la violence, véritable hommage au Caravage et à sa peinture Judith décapitant Holopherne (1598) : mettant en scène la vengeance d’une femme sur l’homme abuseur, dans la pure lignée de l’histoire de la Tosca.
La violence déferle ainsi avec une incroyable intensité, tant visuelle qu’auditive, puisque l’orchestre de La Monnaie sous la direction d’Alain Altinoglu s’offre impalpable dans le propos musical, fin et intense (alors même que, toujours dans le respect de la distanciation sociale, l’orchestre est réduit à 35 musiciens, imposant alors au chef d’orchestre, avec l'aide de son homologue Frédéric Chaslin, un important travail de réarrangement et réduction, ne diminuant nullement le drame).
Tout semble minimaliste et démesuré, juste, pur et essentiel. L’orchestre se déploie amplement, offrant également aux chanteurs un accompagnement égal, une harmonie pure et directe. Fait notable, les chœurs se trouvent cachés afin de préserver la santé et distanciation de tous, déployant un aspect plus théâtral et mystérieux à la production.
Les solistes de leur côté brillent par un caractère très lyrique en comparaison du premier cast qui était marqué par une interprétation beaucoup plus directe et libre. Ici l’opéra classique revient au galop, offrant une vision certainement plus fidèle à l’Opéra en son temps, avec cependant une modernité apportée par la mise en scène, les deux se combinant merveilleusement.
Après un premier acte plutôt timide, le rôle de la Tosca se développe dans un tragique spectaculaire avec la soprano Monica Zanettin qui réussit à transmettre une intensité émotionnelle redoutable. La voix riche, généreuse, piquée et vive de la chanteuse rend la partition de Puccini avec une acuité qui résonne particulièrement en vue du déroulement des deuxième et troisième actes. Dégoûtée devant la dépravation des hommes qui se jouent d’elle, qui possèdent et défont ce qui ne leur appartient pas, la voix de la soprano devient rugueuse de colère, rauque et violente, pour finalement s’aiguiser dans des aigus éthérés. La violence puissante de la femme retranchée et acculée à perpétrer la même violence confère une puissance vocale à la chanteuse, qui déploie un lyrisme très italien et trahit une habitude certaine du rôle de Tosca.
Face à elle, le redoutable Baron Scarpia se voit interprété par le baryton Dimitris Tiliakos. Ce dernier marque son rôle d’une autorité suprême et redoutable, d’une prosodie théâtrale et violente. Vicieux, joueur et néfaste, le rôle offre au chanteur une position de voix comme de jeu très affirmée, mais sans aucune quelconque exagération. Cette interprétation est plus que crédible, quoique certainement plus timide qu’avec Laurent Naouri dans la première distribution. Ici, moins de tensions sexuelles et plus de maîtrise de la voix, la vision de Scarpia par Dimitris Tiliakos est plus classique, moins risquée.
Toujours très lyrique, Andrea Carè dans le rôle de Cavaradossi se met au service d'une interprétation ultra bel-cantiste. Des longues phrases amoureuses aux cris déchirants, le personnage puccinien est servi avec une fidélité à la vision romantique de Puccini, plus légère et distante qu'au premier cast, mais certainement plus sensible.
Sava Vemic, le personnage politique traqué marque son rôle d’une voix puissante et virile. La basse serbe marque son interprétation d'Angelotti par une voix profonde, abyssale et mesurée. De son côté, Riccardo Novaro, prêtre vicieux entouré de jeunes éphèbes nus endosse un rôle effroyable, pourtant sublimé vocalement. Vif, véloce, piqué, le baryton italien s’exprime très baroque, mettant en accord les paroles avec celles d’un marquis de Sade. Ed Lyon de son côté marque son rôle secondaire de Spoletta par une voix très claire, fine et précise, que l'auditeur aurait certainement aimé entendre pour davantage d'interventions. Accompagné de son ami de fortune Sciarrone (Kamil Ben Hsaïn Lachiri), plus sombre et grave, les deux compères semblent opérer avec complicité.
Enfin, mais dans une courte performance remarquée, le Berger est incarné par le soliste de l'académie de La Monnaie Logan Lopez Gonzalez, contre-ténor à la voix sublimée d’aigus ronds et sensibles. L’interprète que le public avait pu découvrir dans cette production comme l'incarnation de l’amant de Pasolini se voile au 3ème acte en ombre chinoise, caché derrière la grande Judith de Caravage.
Cette production marque ainsi par la forte identité visuelle et du propos, habituelle qualité des spectacles à La Monnaie (pour celle-ci en partenariat avec l’Opéra de Montpellier, le Liceu de Barcelone et le Teatro de la Maestranza Sevilla). Œuvre complexe aux nombreuses références, La Tosca d’Altinoglu et Rafael Villalobos résonne de modernité et prouve que l’opéra évolue et se métamorphose vers des univers peut-être plus cinématographiques, plus picturaux, assurément modernes.