Simon Boccanegra, Doge de Rouen
L’Opéra de Rouen Normandie a choisi de célébrer cette dernière partie de saison et le retour du public avec un tarif particulièrement attractif de 10 euros par place pour chacune des 30 manifestations et spectacles affichés, incluant les représentations de Simon Boccanegra. La salle, dans la limite de la capacité autorisée actuellement, affiche donc complet et le public très attentif ne ménage pas ses applaudissements pour cette production assez sombre de Simon Boccanegra.
Afin de présenter l’ouvrage dans les meilleures conditions possibles, l’Orchestre en effectif quasi-complet s’étend sur une bonne partie du parterre. Cette production créée en mars 2018 à l’Auditorium de Dijon (notre compte-rendu), propose une version assurément politique de l’ouvrage avec cet affrontement perpétuel entre les personnages centraux et les familles nobiliaires qui dirigent la ville de Gènes. Le metteur en scène Philipp Himmelmann et Etienne Pluss le scénographe élaborent une sorte de palais triste et gris, étouffant, où même la vue de la mer n’engage pas à l’évasion. Un vaste cube central occupe la scène et semble comme focaliser l’attention : lieu de frustration et de claustration où le corps pendu de Maria, la mère d’Amélia, renvoie sans cesse aux tourments de son amant, Simon Boccanegra, corsaire puis Doge de Gènes. La direction d’acteurs s’avère soignée, précise, même si les mesures de distanciation physique ne permettent pas le rapprochement réel des personnages, notamment à l’instant si viscéralement profond où Simon Boccanegra et Amélia se découvrent père et fille. Les costumes élaborés par Kathi Maurer se veulent modernes et ancrés dans notre temps. Celui d’Amélia pour autant évoque plus une Walkyrie de tradition qu’une jeune femme éprouvée. La pertinence des lumières créées par Fabrice Kebour vient renforcer encore le travail de Philipp Himmelmann, d’excellente facture globale et qui parvient, autant que faire se peut avec une intrigue aussi complexe, à donner un éclairage plus contemporain à l’ouvrage de Verdi.
Le baryton Dario Solari compose un émouvant Simon Boccanegra, un peu raide d’attitude cependant, comme engoncé dans ce personnage majeur du répertoire verdien. La voix stable, suffisamment large parvient avec assurance à traduire les tourments du Doge et ses évolutions. L’artiste se libère plus complètement dans le duo anthologique du premier acte avec Jacopo Fiesco. Ce dernier est interprété par l’imposante basse coréenne Jongmin Park, qui emplit de sa voix majestueuse, au grain presque rocailleux, la salle du Théâtre des Arts avec une facilité déconcertante. La tessiture se déploie sans effort apparent, de l’aigu au grave sépulcral. Jongmin Park apparaîtra à plusieurs reprises la saison prochaine sur la scène de La Scala de Milan, il suffit de l'entendre pour en comprendre la raison.
Le ténor géorgien Otar Jorjikia aborde le rôle de Gabriele Adorno, le prétendant d’Amélia, sans jamais se ménager. Le timbre est beau, la voix imposante certes, mais la ligne de chant en perpétuel mouvement, bousculée, jouant presque toujours sur les acquis du forte, s’éloigne des canons stylistiques ici attendus. Soprano colorature dramatique, Klara Kolonits (Amélia/Maria), très investie au plan scénique, dispose d'un aigu sûr et d’une extrême facilité, ainsi que d'une grande faculté à imprimer de justes couleurs à son chant. Le médium manque d’épaisseur cependant et le grave d’appuis pour proposer un portrait complet de la jeune femme.
Kartal Karagedik (qui remplace Armando Noguera) est un superbe baryton particulièrement sonore, capable de nuances très appliquées, au timbre à la fois noir et lumineux. Il offre au rôle de Paolo Albiani, le traitre par excellence, comme une ombre d’humanité qui revitalise un personnage assez souvent malmené à la scène. Le jeune baryton-basse André Courville, venant des États-Unis, se fait justement remarquer dans le rôle de Pietro le complice de Paolo par l’autorité de son timbre et la pertinence de ses interventions.
Antonello Allemandi fréquente depuis de nombreuses années le répertoire verdien et il en connaît tous les ressorts. À la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie -manifestement ravi de retrouver son public qui l’acclame très justement en fin de représentation- et de l’excellent Chœur accentus, il donne le meilleur de lui-même. Sa direction puise aux ressources les plus profondes de la partition, avec éclat et une complète détermination dramatique qui n’exclut pas les passages plus intimistes. Pour sa réouverture et en préambule à une saison 2021/2022 qui devrait offrir de belles surprises, l’Opéra de Rouen Normandie placé sous la direction de Loïc Lachenal -avec comme directeur musical Ben Glassberg- affirme un fort tempérament de vainqueur.