Des voix et du jeu : La Cenerentola virtuose à l’Opéra de Massy
L’opéra s’ouvre par une mise en abyme : au pied d’une scène fermée par un rideau, le chœur mime l’ouverture sous la baguette d’un Don Magnifico devenu chef d’orchestre. Les méchantes sœurs de Cendrillon deviennent diva-violonistes et le faux Dandini revêt la blouse du machiniste. Les personnages semblent préparer une représentation de La Cenerentola, si l’on en croit les affiches présentes dans le décor, et la venue du Prince permettrait de renflouer les caisses d’un théâtre en perdition. Cette prise de position du metteur en scène Clément Poirée, appuyée par les dialogues qu’il réécrit dans les scènes d’exposition, reste cependant sous-exploitée, la mise en scène ne parvenant pas à imprégner l’œuvre d'une direction franche. L’absence de ce fil rouge laisse les chanteurs dans des positions majoritairement statiques, face public et à distance les uns des autres. Certaines scènes comiques viennent redonner du relief au spectacle : les entrées et sorties multipliées et les courses poursuites à travers les portes battantes du décor apportent un dynamisme proche de Tex Avery. Le célèbre sextuor “Questo è un nodo avviluppato” se démarque par les jeux de lampes torches éclairant les visages chantants selon le rythme saccadé et piqué de la musique.
Si la magie s'éclipse du livret de Jacopo Ferretti comme de cette mise en scène, il subsiste des traces du merveilleux dans la confection des costumes. Hanna Sjödin maîtrise l’art de raconter par le vêtement et choisit la cendre qui tache le nom de Cendrillon pour réaliser une robe charbonneuse et étincelante aux allures d’armure, s’ouvrant sur une jupe enflammée lors de l’ascension d’Angelina au trône : défi de la misère poussiéreuse qui atteint la gloire royale.
Le chef d’orchestre Gaspard Brécourt porte une grande attention à son plateau vocal dans les départs comme dans les changements fréquents de tempi. Cependant, le volume sonore est déséquilibré entre la scène et la fosse : les voix sont régulièrement couvertes par les instruments dans le medium et les piani. Ce décalage dessert l’effet de plusieurs ensembles et finales où les lignes vocales se mélangent dans un brouillard sonore qui nuit à l’expression musicale. La précision millimétrique de ce travail vocal d’ensemble, cher à Rossini, se révèle dans les sections a cappella, qui permettent d’apprécier le mariage des timbres et la virtuosité des voix.
Le Don Magnifico du baryton Franck Leguérinel s’impose dans la veine comique. Il est un acteur agile sur scène, doté d’une énergie débordante qui l’anime des pieds jusqu’au visage, tordu en grimaces. À son aisance scénique répond une versatilité vocale. L’air “Sia qualunque delle figlie” démontre sa facilité à métamorphoser son timbre puissant pour donner vie à différents personnages. Son expressivité aiguë est soutenue par une attention particulière aux mots, tant par une excellente prononciation italienne que dans l’interprétation de leur sens.
Lamia Beuque, interprète d'Angelina, la Cenerentola, domine la distribution par sa voix puissante qui passe la rampe sans effort. Elle se distingue par une aisance et une facilité apparentes, homogènes dans toute sa tessiture. Les coloratures sont remarquablement articulées, sans l’ombre d’un glissando. Son timbre velouté se fait impressionnant de virtuosité dans les morceaux de bravoure, toujours motivé par l’émotion du texte, rendant les tragédies de Cendrillon particulièrement touchantes. Elle conduit le “Non più mesta” final avec un entrain dansant qui déborde jusque dans la salle.
Le timbre brillant de Camille Tresmontant colore le Prince Don Ramiro d’une fraîcheur candide. Sa voix se libère dans le medium et le piano là où elle se resserre jusqu’à la nasalité dans le registre aigu. L’exercice des coloratures devient très visible dans les mouvements tendus du corps de l’interprète, démontrant la complexité d’une telle partition. Moins à l’aise que ses partenaires dans les dialogues parlés, il prend cependant une belle assurance scénique lors de son air “Sì, ritrovarla io giuro”, malgré des aigus difficiles et bas.
Le baryton Aimery Lefèvre s’amuse dans le rôle du valet-double Dandini. Son timbre profond et pénétrant offre un medium et des graves bien assurés, parfois pesant dans les aigus affectant l’agilité des vocalises mais délicieusement affectés et lascifs en faux Prince (il se joue de Don Magnifico et de ses filles avec un plaisir railleur visible).
La soprano Morgane Bertrand (Clorinda) et la mezzo-soprano Lucile Verbizier (Tisbé) forment un inséparable duo de pestes, véritables caricatures des méchantes sœurs à coups de voix haut perchées et crêpages de chignon. Campant une ambitieuse Clorinda, Morgane Bertrand révèle toute l’élégance de son timbre lumineux. Son air, “Sventurata mi credea”, est un moment marquant de la soirée où elle dévoile la versatilité de son expression musicale et de son jeu, d’abord héroïne tragique presque verdienne puis capricieuse furie tout en légèreté vocale. À sa voix se marie harmonieusement celle de Lucile Verbizier, la sœur suiviste des caprices de son aînée. Dotée d’un timbre plus sombre, elle incarne un contrepoint idéal, tant sur le plan vocal que scénique, permettant une grande alchimie de jeu et des duos équilibrés.
Dernier maillon de la fable, Matthieu Toulouse est un Alidoro sérieux et appliqué. Il chante “Là del ciel nell´arcano profondo”, apologie de la bonté divine, avec une grande solennité dans une posture presque biblique, brandissant le grimoire d’état-civil. La ligne vocale égale qu’il conduit permet une homogénéité dans tous les registres de sa voix avec cependant quelques pertes de rondeur dans les aigus forte.
Enfin, le Chœur d’Opéra éclaté, fort de six voix masculines, demeure malheureusement effacé, à la fois par la mise en scène qui ne lui donne qu’un rôle d’observateur comique anecdotique, et par le volume de l’orchestre qui ne permet pas d’apprécier leurs voix (sans oublier certainement les complications engendrées par la crise sanitaire).
Le public, vivifié par ces jeux vocaux, applaudit avec entrain les interprètes qui poursuivent ici la reprise lyrique à l'Opéra de Massy dans la foulée du Premier Cercle.