Du public à Bastille, debout pour Tosca
En cette soirée de réouverture de l’Opéra Bastille au public, les spectateurs avaient un message : la culture, lyrique en particulier, leur est essentielle. Leur enthousiasme s’exprime avant même le lever de rideau, lorsque le Directeur de l’institution, Alexander Neef, se présente sous un tonnerre d’applaudissements pour rappeler que la dernière représentation ayant accueilli du public à Bastille date du 4 mars 2020, 15 mois jour pour jour avant cette première de Tosca. La soirée se termine sur une ovation debout pour le chef et les trois chanteurs principaux (le chœur, déjà parti, et le metteur en scène, présent en salle mais n'étant pas venu saluer, n’en auront pas profité). La joie de retrouver le spectacle vivant, même avec une jauge limitée à 35%, imprègne ce public à l’écoute religieuse (même si certains spectateurs pèchent dans leur port du masque, mettant ainsi en danger à la fois leurs voisins et l’image de sérieux que renvoient les opéras depuis le début de cette crise).
La sobre mise en scène de Pierre Audi s’appuie sur des symboles, tissés au fil des actes. La religion y est représentée par une immense croix. D’abord posée au sol, elle symbolise la présence terrestre de Dieu en délimitant l’espace de l’église de l’acte I. Puis, penchée à l’acte II, menaçante (elle semble pouvoir tomber sur les protagonistes), elle représente la religion déviante, utilisée par les hommes pour servir leur propre pouvoir. Scarpia, qui fait d’ailleurs référence à Iago dont l’anti-credo est l’un des sommets d’Otello, utilise en effet la religion pour servir son pouvoir, comme il utilise son pouvoir pour assouvir ses pulsions. Son appartement le montre ainsi, défiant Dieu : un crucifix au milieu des victuailles, des livres qui jonchent le sol, tandis qu’une mappemonde, un astrolabe et une longue-vue désignent sa soif de pouvoir. A l’acte III, la croix est dans le ciel, prête à accueillir les trois protagonistes pour leur jugement dernier : Tosca promet d’ailleurs à Scarpia de l’y retrouver. Seule entorse au livret, Tosca ne se jette pas dans le vide, mais semble engloutie dans un halo de lumière provenant de l’arrière-scène et qu'un rideau dévoile petit à petit, au fur et à mesure que l’intrigue dessine sa destinée tragique.
Maria Agresta sait se montrer convaincante en Tosca jalouse mais terriblement amoureuse. Elle manque toutefois de réaction et de jeu muet lorsque Scarpia lui présente son infâme proposition. Son medium est très couvert, ce qui lui donne une couleur chaude, tandis que ses aigus, très purs, se déploient avec facilité. Son timbre est dur comme le métal du poignard par lequel elle assassine Scarpia, mais elle sait aussi l’adoucir par de délicates nuances, pour Dieu (dans un Vissi d’arte acclamé) ou son amant.
Michael Fabiano peint un Cavaradossi goguenard mais élégant, à la voix très projetée (trop parfois, même s’il offre un E lucevan le stelle très nuancé), au vibrato fin et léger et au timbre riche et chaud, légèrement ténébreux. Sa maîtrise du souffle lui autorise de longues tenues de notes, aussi bien dans des forte déployés que dans des piani murmurés à son amante.
Ludovic Tézier forge un Scarpia terrible par sa détermination et son détachement, mais aussi par sa voix sombre et sa scansion percussive (il fait claquer le « t » et le « c » de Tosca comme il faisait résonner son "Ecoute, Carlos" il y a quelques années sur cette même scène). Il manque toutefois parfois de largeur vocale, notamment à l’acte I. Il altère (volontairement) sa voix à plusieurs reprises (notamment dans le puissant Te deum) pour la gorger de force expressive.
Guilhem Worms prête à Angelotti sa haute stature, sa voix bien assise et ses graves majestueux. Frédéric Caton est un Sacristain vif aux graves solides et au timbre chatoyant. En Spoletta, Carlo Bosi aboie d’une voix très claire de ténor de caractère, tandis que Philippe Rouillon en Sciarrone offre un ton plus renfrogné et une voix mate. Enfin, Florent Mbia en Geôlier se montre cérémoniel pour annoncer au condamné sa mort prochaine.
L’Orchestre de l’Opéra de Paris est animé par le chef Carlo Montanaro d’une tonnante noirceur tout en accordant une attention minutieuse à mettre en valeur les passages plus légers ou plus poétiques. Les instrumentistes solistes s’en détachent avec finesse, tels le violon vibrant ou le hautbois touchant de délicatesse. Les Chœurs de l’Opéra et la Maîtrise des Hauts-de-Seine maîtrisent leur partition et offrent un imposant final à l’acte I.
Lorsque le public lui offre ses vivats, Ludovic Tézier mime la chair de poule qu’il ressent devant ces spectateurs revenus : ce plaisir ne peut désormais que décupler avec l’augmentation progressive des jauges dans les semaines à venir.