Carmen enflamme Bordeaux
Pour inaugurer la réouverture au public, l’Opéra de Bordeaux propose Carmen de Bizet à l’Auditorium avec deux distributions en alternance : celle avec Aude Extrémo et Stanislas de Barbeyrac pour la version complète et celle avec Adèle Charvet et Jérémie Schütz pour la version réduite (compte-rendu à suivre). Malgré le peu d’espace scénique de l’Auditorium où il n’y a pas de fosse pour l’orchestre, la mise en scène de Romain Gilbert respecte les règles sanitaires : les chœurs d’adultes et d’enfants chantent avec le masque, ce qui représente une contrainte au niveau respiratoire pour le chanteur et une gageure exemplaire (faire porter la voix malgré tout, tout en parvenant à s’exprimer distinctement). Situés en quinconce dans les gradins, les choristes embrassent à la fois tout l’espace musical de la salle et sont assez éloignés les uns des autres pour que les gestes barrières soient respectés.
Devant l’Auditorium, le public est accueilli par une manifestation d’acteurs de la culture, intermittents et personnels d’accueil qui entend sensibiliser les spectateurs à la réforme de l’assurance chômage et à la précarité de leur emploi, renforcée par la pandémie. Une fois dans la salle, avant que la brillante ouverture de Bizet ne retentisse, les manifestants font une dernière intervention munis de leurs bannières rappelant la croix de Saint-André que tracera Carmen au couteau sur le front d’une ouvrière lors de la fameuse rixe du premier acte (La Périchole en ouverture de saison 2018/2019 avait également en son temps été marquée par des manifestations).
Aude Extrémo déploie dans le rôle-titre sa tessiture de mezzo-soprano, très ample dans les graves, et chante la Habanera avec beaucoup de caractère. Sa couleur de voix assez chaude convient pleinement pour le rôle et sa prestation révèle une aisance remarquée. La cantatrice montre sa maîtrise notamment par l’importance de son coffre qui n’étouffe en rien la distinction des paroles exprimées. Par ailleurs, l’aspect théâtral de l’opéra est mis en relief par des morceaux de récitatifs exclamatifs mi-parlés mi-chantés et par certaines exclamations parlées comme le « Non ! » dramatique adressé à Don José lorsque celui-ci supplie Carmen de le suivre, qui sont soutenus par un timbre assuré. L’intrusion de tous petits passages ou mots symboliques parlés au cœur d’un chant impeccable marque l’ancrage de l’histoire de Mérimée dans le réel, lui donne une présence, le temps du spectacle, hautement expressive.
Chiara Skerath, qui prend le rôle de Micaëla, se démarque avec une tessiture de soprano bien dessinée, son vibrato subtil lui permet de faire retentir des aigus cristallins et de réaliser des nuances exceptionnelles, notamment lors de son aria “Je dis que rien ne m'épouvante" dont l’invocation au Seigneur fait tressaillir.
Stanislas de Barbeyrac prend le rôle de Don José avec beaucoup d’homogénéité au niveau du soutien, dans l’exécution de toutes les notes de l’amplitude vocale de sa tessiture, tant dans les aigus que dans les graves. Sa voix chaude s’harmonise entièrement avec celle d’Aude Extrémo. Chantant depuis les coulisses et arrivant progressivement sur scène à la fin de l’opéra, le ténor révèle un souffle puissant et infaillible tout en parvenant à une articulation tout à fait audible des paroles.
Le baryton-basse Jean-Fernand Setti arrive sur scène tel un colosse et entonne avec une aisance déconcertante le fameux air du Toréador. Sa simplicité se démarque d’interprétations traditionnelles souvent beaucoup plus dramatisées, l'élocution est impeccable.
Zuniga, interprété par Jean-Vincent Blot déploie sa tessiture de basse admirablement timbrée, son chant dénote un caractère rieur qui rend son personnage sympathique. Ambroisine Bré, qui chante Mercédès laisse entrevoir de très beaux vibratos sur des aigus parfaitement exécutés, notamment dans le trio des cartes. Elle forme un duo tout à fait convaincant avec la soprano Olivia Doray qui chante Frasquita avec beaucoup de maîtrise et de légèreté.
Romain Dayez en Dancaïre montre une tessiture de baryton bien soutenue et large dans les graves qui s’allie agréablement avec la tessiture plus haute du Remendado, interprété par le ténor Paco Garcia. Les « contrebandiers » amènent beaucoup de gaieté et de vivacité au drame. Enfin, Philippe Estèphe qui joue Moralès exécute son petit rôle avec une voix de baryton sans faiblir.
La distribution générale marie fort bien les voix ensemble sans que la personnalité vocale de chacun n’en pâtisse. La qualité des premiers rôles comme des seconds rôles concourt à l’interprétation d’un spectacle très émouvant et chargé d’expressivité du début à la fin. L’Orchestre, dirigé par la main alerte de Marc Minkowski ne fait pas rempart aux voix mais les porte au contraire avec dynamisme, légèreté et émotion. Néanmoins, il n’est pas pour autant en retrait par rapport aux chanteurs, en effet, les parties instrumentales captent l’attention du public tout autant que les arias, et chaque soliste s’illustre tour à tour, au gré de la partition, sous les feux des projecteurs pour séduire l’auditoire à l’instar de Carmen.
Cette reprise des spectacles à l’Opéra de Bordeaux est ainsi placée sous le signe du charme, Carmen, opéra pourtant très classique et dès lors difficile à faire redécouvrir, est interprété avec caractère.