Tosca à l’Opéra de Lille, du huis clos vers les grands écrans
Cette année, l’Opéra de Lille offre à ses téléspectateurs le 3 juin 18h un voyage au cœur de la Rome révolutionnaire du XIXème siècle, entre amours déchirantes, dévotion et complots politiques. Les circonstances particulières ont engendré bien des adaptations, à commencer par l’annulation de la diffusion du spectacle en direct, sur le parvis de l’Opéra de Lille. Qu’à cela ne tienne, les retransmissions gratuites de Tosca prévues dans les 17 lieux partenaires de l’événement et via la chaîne Youtube de l’Opéra de Lille iront bien à la rencontre des néophytes et des passionnés.
Les besoins de la captation couplés à ceux de la distanciation sanitaire justifient une configuration de salle très particulière avec un orchestre sorti de sa fosse pour occuper le parterre, et le Chœur de l’Opéra de Lille au balcon. Cette disposition constitue tant un atout sanitaire, une diffusion et spatialisation acoustique que l’apport d’une dimension immersive à certaines scènes. Le Te Deum clôturant l’acte I avec les cors tonitruant en hauteur de salle sont ainsi du plus saisissant effet et transforme le mur de la fosse à franchir traditionnellement en un univers sonore renforçant les projections lyriques.
L’Orchestre national de Lille, en effectif complet, dans une disposition circulaire, maintient une cohésion à toute épreuve cimentée par la direction d’Alexandre Bloch, en dépit d’une configuration complexe. Le maestro se produit pour la première fois à l’Opéra de Lille après avoir notamment dirigé Carmen au Nouveau Siècle de Lille ou encore Lessons in Love and Violence à Lyon. Il conduit l’ensemble avec panache et dynamisme, même si quelques réglages dans les nuances auraient été parfois nécessaires (et seront peut-être corrigés par la captation) : la disposition étant complexe à négocier, les équilibres et crescendi puissants entravent parfois les voix des interprètes.
Dans l’impossibilité d’adapter la mise en scène de Robert Carsen initialement prévue, la mise en espace revient à Olivier Fredj qui a su s'accommoder des contraintes. La salle entière devient le lieu de l’action en proposant un univers dépouillé, traduisant les mises en scènes du pouvoir que propose le livret (rites religieux, rapports de forces et exécution). La force de cette proposition est d’offrir un espace d’expression plus vaste aux artistes en faisant la part belle à l’engagement corporel jusque dans ses manifestations les plus subtiles (jeux de regards, crispations musculaires). Le téléspectateur appréciera par ailleurs le travail de mise en lumière de Nathalie Perrier “face à la nudité d’un plateau de théâtre défini dans l’espace comme dans l’émotion par les lumières” (contextualise Olivier Fredj). Subtiles et constamment négociées, elles suffisent à transporter du Château Saint Ange à la pénombre de la geôle où Mario vit ses derniers instants.
Certains artifices restent toutefois à parfaire sur le plan de leur intensité dramatique. Si la scène de peine capitale est dépeinte avec un réalisme cru, le mythique “baiser de Tosca” pâtit quant à lui d’une représentation édulcorée au moyen d’une astuce scénique bien connue : le coup de couteau sous le bras. Fort heureusement, le tout est compensé par la crédibilité du jeu d’acteur des protagonistes. La performance est vibrante, le casting est savamment choisi.
Dès son entrée sur scène, Gevorg Hakobyan s'impose dans le rôle du Baron Scarpia. De par sa prestance, sa performance dramatique indique qu’il habite pleinement le personnage et lève le voile sur certaines des ambivalences du chef de la police sanguinaire. D’une voix de stentor, le baryton restitue avec brio le sadisme de Scarpia et referme le premier acte d’un Te Deum magistral, alliant magnificence du timbre et effroi par la projection. Loin de délivrer une performance monolithique, l’interprète laisse également transparaître les failles d’un homme rejeté, par la ductilité de son phrasé et des résonnances : profondément seul à l’Acte II en adoptant des postures pathétiques et un souffle long pour inviter Tosca à le rejoindre pour son repas. Les hommes de main Luca Lombardo (Spoletta talonnant Scarpia du jeu et de la voix) et Matthieu Lécroart (Sciarrone d'une présence scénique intense), achèvent avec dévotion de rendre l'antagoniste et le spectacle glaçants.
La soprano Joyce El-Khoury se révèle tout aussi convaincue pour sa prise du rôle-titre et convoque tantôt les registres de la femme jalouse aux éclats de voix impétueux, tantôt un lyrisme cajoleur en duo avec son amant. Toutefois, c’est véritablement au second acte que la soprano révèle le plus de profondeur : les graves sont denses, les mediums amples et les aigus tendent vers un timbre métallique. Joyce El-Khoury projette sans peine et emplit l’espace sonore grâce au soutien, d'autant que la performance dramatique est à l’égal de sa performance vocale. Parmi les moments les plus bouleversants du spectacle, le public retiendra un Vissi d’arte onirique, intimiste et pieux.
La distribution compte également une révélation lyrique (pour le public français n'ayant pas assisté à sa prise du rôle de Pinkerton à Montpellier fin 2019 et avant le rôle-titre du Stiffelio de Verdi la saison prochaine à l'Opéra du Rhin) : le ténor américain Jonathan Tetelman incarne un Mario Cavaradossi quelque peu éloigné du caractère de l’artiste torturé, mais impérieux et solaire. Faisant preuve d’autant de hardiesse dans les graves que dans son aigu appuyé, avec un vibrato savamment dosé, il montre des inflexions lyriques éclatantes (notamment dans ses deux grands airs, Recondita Armonia et aussi le bouleversant E lucevan le Stelle).
Les personnages secondaires s'investissent eux aussi pleinement dans leurs rôles et procurent à la performance globale toute sa crédibilité. Patrick Bolleire maintient une ligne vocale nette, malgré la posture hagarde et haletante qu’implique le personnage d’Angelotti. Ses échanges avec le peintre Cavaradossi démontrent une cohésion certaine avec ses partenaires de scène. Le Sacristain de Frédéric Goncalves est teinté d'humour par une bonhomie apportant de la légèreté au sombre tableau qui s’esquisse. De même, l’incursion des soprani du Jeune Chœur des Hauts-de-France introduit avec douceur le funeste troisième acte. La performance du Chœur de l’Opéra de Lille contribue elle aussi à pousser les affres un peu plus loin, notamment lors des scènes d’exécutions qui placent les choristes en posture de voyeurs : les fusils tonnent et résonnent les bravi (du public et des participants).
Glorieux et affreux.