Le Soulier de Satin au Palais Garnier réveille le bel opéra dormant
Composer un opéra sur Le Soulier de Satin de Paul Claudel ! Ce projet, annoncé bien avant la pandémie semblait déjà, alors, à peine croyable : d'une ambition folle, démesurée comme cette pièce de théâtre dont la représentation intégrale dure près de 11 heures. Le projet semblait d'autant plus incroyable en ces temps de pandémie, et toutes ses incertitudes pesant sur le monde de la culture, encore et toujours pendant les répétitions de ce spectacle, jusqu'à la semaine même de la première et pour cause : le déconfinement culturel a été non seulement annoncé, autorisé, mais enfin effectif, deux jours seulement avant cette grande première (qui marque le retour du public à l'Opéra de Paris et boucle par cette création mondiale un cycle de commandes sur la littérature française). Incroyable, mais réalité : une fois encore comme seuls le théâtre et l'opéra en sont capables (lorsqu'ils ne sont pas contraints à la fermeture et au silence), cette création mondiale a bel et bien lieu, devant un public distancié, mais restant, jusqu'au bout des six heures, fasciné (et masqué), jusqu'à la fin de ce drame, acclamé.
L'opéra de Marc-André Dalbavie concentre ainsi la pièce en 4h40 de musique (le chant nécessitant naturellement plus de temps et donc de coupes que le jeu, et les contraintes sanitaires de couvre-feu ayant encore raccourci la partition). Le Soulier de Satin rejoint ainsi les opéras parmi les plus longs du répertoire, mais sans faire figure de record. D'autant que (et surtout car) la musique et le théâtre s'entremêlent tels les nœud de ce soulier satiné, avec une expressive beauté, rendant ces 6 heures d'expérience presque trop courtes (les longs entractes permettant de continuer à vibrer des accords poétiques et musicaux en conservant les images picturales de ce plateau), le tout menant même à rêver d'une version intégrale...
Car, si le projet de mettre en musique Le Soulier de Satin paraît incroyable en raison de ses dimensions, l'opéra s'appuie néanmoins sur une évidence : celle de ce texte, qui est une prose musicale, et qui traite même littéralement de musique (avec le personnage de Doña Musique, que convoitent et que recherchent les protagonistes : tous rêvent de conquérir la musique, ce qu'a fait Dalbavie). La partition et la mise en scène s'appuient sur la musicalité du texte et sur ses images, sans rien ôter de sa poésie, sans craindre non plus sa dimension littérale.
La partition se construit sur l'alliance d'effets sonores et de gammes très musicales, illustrant parfois le bruit des événements, traduisant surtout la dynamique des émotions. La mise en scène, encadrée d'un plateau de murs en sfumato, traduit littéralement les "tableaux" (dans le sens théâtral) de la pièce par des tableaux (œuvres picturales) de la Renaissance hispanisante : correspondant au lieu et à l'époque de ce drame et avec des images/citations en agrandissements (renforçant leur lisibilité comme autant de symboles : la Vierge, une vanité avec crâne et sablier, une bague, un paon, des mains tendues, etc.). L'opéra capte et conserve l'attention du public en s'appuyant sur cette éloquence et cette musicalité des symboles, et sur la structure de la pièce signée Claudel : enchaînant et enchâssant des dialogues-duos parlant d'amour rêvé et inaccessible. Le soulier de satin, lui-même, en tant qu'objet, explicite déjà le projet de Claudel et il est représenté ainsi dans cette production : le satin renvoyant à la sensualité, comme la cheville que le soulier contient, ainsi qu'à la mystique religieuse (le pied lavé de Jésus)... et le soulier esseulé cherche sa paire, pouvant mener à un illusoire prince charmant.
S'ils sont contraints de couper beaucoup de texte, Marc-André Dalbavie et la librettiste Raphaèle Fleury conservent en revanche des didascalies, qui sont parlées au plateau (c'est même le cas de la préface écrite par Claudel, qui ouvre cet opéra). Ces explications, qui guident immédiatement et avec constance le spectateur, sont confiées au duo d'acteurs Yann-Jöel Collin et Cyril Bothorel (nommés dans la pièce : "L’Irrépressible" et "L’Annoncier"). Ce duo s'inscrit dans la grande tradition des clowns, celle de Monsieur Loyal présentant l'intrigue et donnant toutes les clefs du spectacle, celle des gags aussi.
Pour chanter le grand rôle de Doña Prouhèze, Eve-Maud Hubeaux doit hélas écraser le grave afin de l'atteindre (alors que le parlé à la même hauteur est intense) et, de fait, ses montées vers le médium sont assourdies alors que, l'aigu rayonnant d'un vibrato placé et coloré descend vers les médiums avec richesse.
Don Rodrigue de Manacor, rouge de pied en cap, y compris cheveux et barbiche, trouve en Luca Pisaroni une voix épaisse (comme son accent, difficile à comprendre). La matière est néanmoins vrombissante et ancrée (sauf l'aigu qui détimbre), endurante comme pour tous ses collègues, fort sollicités mais non moins investis et préparés.
Marc Labonnette assume la première intervention chantée de cet opéra, dans le grand air du Père Jésuite, dès la première scène. Sa voix ronde, très articulée, s'anime avec Passion (la musique s'offrant alors telle une version moderne des oratorios baroques). L'aigu se déploie avec l'intensité de la technique vocale et du ressenti incarné, celui d'un travail lyrique aux accents expressifs et au sens dramatique marqué (qu'il conserve et déploie en Roi d’Espagne et Saint Denys d’Athènes, avant de devenir un mutin Don Almagro et Deuxième soldat).
Le ténor Yann Beuron en Don Pélage (qu'il annonçait voici un an comme son dernier rôle avant sa retraite opératique) s'appuie sur son grave soutenu et monte vers un aigu très placé mais pincé et nasal jusqu'à ajouter quelques "in" en fin de phrases. La couleur bel cantiste ne limite toutefois nullement ses transitions (fréquentes et très expressives dans toute cette partition) entre parlé, récitatif, et chanté.
Nicolas Cavallier manque des graves requis (donc de l'impact sonore) pour ses personnages de Don Balthazar, Saint Nicolas et Frère Léon, semblant engoncé dans ses différents costumes et une articulation aux lèvres très avancées. Il gagne toutefois en densité de timbre et en souplesse de jeu.
Don Camille par Jean-Sébastien Bou pose une voix de caractère corsée et aiguisée mais relativement chiche en volume (dans un premier temps), conservant toutefois l'homogénéité du vibrato et de la couleur. Le chanteur revient toutefois sur scène à plusieurs reprises et avec à chaque fois un timbre plus charnu, une noirceur presque hallucinée jusqu'à (re)trouver un impact sonore et dramatique terrifiant et stupéfiant.
Béatrice Uria-Monzon (Doña Isabel, Doña Honoria, La Religieuse) concentre la voix sur l'ample médium assourdi, au vibrato très large, marqué d'un impeccable placement rythmique et traduisant les douleurs de ses personnages mais manquant grandement d'impact dans la clarté d'articulation.
Vannina Santoni (Doña Musique), qui vient d'incarner Mélisande, est accompagnée comme en résonance de ce rôle par une musique toute Debussyste. Toutefois, la soprano compense les lignes vocales virtuoses par un ancrage vocale rond diminuant l'articulation et l'intelligibilité du texte (ce qui est d'autant plus marquant par contraste lorsqu'elle reprend ses couleurs et son phrasé pour la sublime phrase : "Les bras de celui que j'aime").
Éric Huchet apporte la réjouissante touche comique au spectacle dans toutes ses incarnations (Sergent Napolitain, Capitaine, Don Rodilard et Premier soldat). Le chant est un modèle de prosodie française, déployant avec une aisance naturelle ses couleurs et ses clartés.
Max Emanuel Cenčić incarne L’Ange Gardien (comme de tradition pour les contre-ténors dans le répertoire). La voix riche en timbre et caractère est sonore dans les aigus vibrants (épousant ceux de mezzo en duo), mais en retrait dans le grave et le médium (que privilégient ses autres rôles de Saint-Jacques et Saint Adlibitum).
Julien Dran resplendit dans sa cuirasse de chevalier au plastron étincelant comme la voix. Vice-Roi de Naples, Saint Boniface et Don Ramire, il déploie la richesse de son ambitus, affermi et solaire dans un grand duo d'amour avec Doña Musique, illuminant la reprise après le premier entracte. Il incarne ainsi le chevalier des contes de fées, dans cet univers mariant le suranné avec modernité (certains de ses camarades au plateau étant vêtus à la mode Renaissance au-dessus d'un jean ou smoking).
Camille Poul entre en scène (en Doña Sept-Epées) 5 heures et 30 minutes après le début du spectacle, et parachève le dynamisme lyrique de la représentation, avec une bravoure garçonne de jeu et de voix : dans la grande tradition des rôles en pantalon, avec son chant dynamique sur un vibrato et un phrasé ferme et vibré à travers tout l'ambitus.
Les deux rôles confiés à des acteurs dialoguent remarquablement avec ceux confiés aux chanteurs (la musicalité de la parole s'échangeant naturellement et poétiquement avec la prosodie de la musique).
Yuming Hey incarnant "Le Chinois Isidore" a une voix parlée d'une grande musicalité, avec cette résonance naturellement placée dans la finesse de l'aigu (grâce à ses pommettes saillantes, marquant son fascinant visage émacié par la lumière, gravant des traits surnaturels) : seyant parfaitement à ce personnage d'une élégance raffinée, dont tous les gestes allient l'exotisme au ballet.
Mélody Pini dans les rôles de "La Noire Jobarbara" et "La Logeuse" ne projette pas un chant lyrique mais une tout aussi puissante révolte, dans son registre sifflant et soufflant, avant de s'élancer dans une danse rituelle vaudou endiablée (sur la musique citant Le Sacre du Printemps de Stravinsky).
Tous les interprètes laissent ainsi un souvenir mémorable, y compris la prestation lunaire de Fanny Ardant (qui incarne "la lune", pendant une projection visuelle en fond de scène de l'astre nocturne, dans une séquence vocale enregistrée) et la merveilleuse Procession assurée par les académiciens maison en relâche du Viol de Lucrèce.
Marc-André Dalbavie fort bien servi par soi-même dirige sa partition avec la clarté évidente de celui qui l'a composée, dans les moindres détails et les plus vastes pans. Les ostinati (motifs répétés) sont aussi limpides que les citations (rythme du Sacre du Printemps, Debussysmes ou élans cinématographiques Hitchcockiens de Vertigo à Psycho). L'Orchestre de l’Opéra national de Paris fait preuve d'une justesse et d'une précision constantes, permettant le mariage lyrique des pupitres et des timbres, faisant d'autant plus regretter que les percussions soient reléguées aux loges, pour des raisons pratiques de place en fosse (et surtout que tant de public ne puisse assister à cette production, qui sera heureusement disponible gratuitement via L'Opéra Chez Soi à partir du 13 juin).