Le Comte (Ory) est bon avec Cecilia Bartoli à l’Opéra de Monte-Carlo
La mise en scène, efficacement audacieuse de Patrice Caurier et Moshe Leiser, assimile le temps des croisades à celui de la Seconde Guerre Mondiale. La question nationale, névralgique dans l’Europe de Rossini, compositeur du Voyage à Reims, œuvre inspiratrice et de circonstance dont Le Comte Ory recycle en grande partie la musique, explique, peut-être, la débauche cocardière de drapeaux français sur ce plateau. Agités par les protagonistes (y compris le chef de chœur au moment des saluts), plantés sur scène, en série, comme autant de bulbes végétaux, ils viennent, d’une manière oblique, rappeler combien la France est la patrie de la liberté d’expression et du blasphème : nous sommes Ory.
Aussi, les rires fusent-ils depuis la salle, en réponse à des pantomimes, des gestes, des déguisements et des situations comico-lubriques, mécaniquement millimétrées. Les jeux de main sont à l’honneur, qui s’agitent à l’extrémité de bras très sollicités par le jeu d’acteur, qu’ils invoquent ou défroquent. Les femmes s’éventent, tandis que les hommes, Ory en tête, s’aimantent à tous les appâts qui passent à leur portée. La scène entière devient tactile, caressante et sensuelle, ce que préfigure le grand rideau fleuri, qui est moins une tenture fonctionnelle qu’un accessoire-clé. Les lumières de Christophe Forey savent lui donner vie. Les décors de Christian Fenouillat et les costumes d’Agostino Cavalca replacent dans le kitch soigné, de la jeep à la 2 CV, du déshabillé à la soutane, du portrait de De Gaulle à la croix chrétienne, des périodes de l’histoire préoccupées par la gloire, sinon par la force.
De force, vocale, il en est question sur le plateau. Le duo Ory-Adèle en est le point culminant. La Comtesse Bartoli, cette « dame de haut parage » que le livret fait attendre, amène sa plainte magnifique, seule incise d’émotion de la partition, contrepointée par l’irrésistible irrévérence de l’ermite-Ory en grande forme. Une leçon de chant, de maîtrise de tous les registres, qui permettent à la mezzo de renouveler sans cesse sa proposition vocale à partir de la signature si caractérisée de son timbre, fait d’ambre et de nacre, et de passer de la prude élégance à l’effeuillage lyrique. Une énergie motorise ses vocalises, depuis l’intérieur, et leur donne une densité qui convient autant à l’implacable avancée de la ligne baroque qu’à l’emballement rossinien et ses rondes hallucinées.
Le Comte Ory du ténor russe Maxim Mironov est l’autre moteur de cette danse, de cette transe. Il habite la scène en athlète, tel un catcheur accoutré sur un ring dans lequel tous les coups sont permis. Son timbre est solaire, envoûtant. Son vibrato serré est de la même énergie, souplement mécanique, que celle de sa proie. Les aigus sont faciles, bien projetés. Les « e » propres à la langue française sont ouverts avec suavité, tandis que toutes les autres voyelles sont colorées avec soin. Le ténor a l’intelligence d’un procédé Rossinien qui consiste à s’appuyer sur les rimes du texte du livret, nombreuses et serrées, pour produire d’irrésistibles effets comiques.
Son page, Isolier, est confié à la soprano mexicaine Rebeca Olvera. Elle apporte, dans ce rôle travesti, déguisement lyrique après le déguisement scénique, la fraîcheur de ses aigus, sollicités avec une implacable régularité dans chacune de ses interventions. Le débit est nerveux, la ligne précise et rythmée. Les amplifications, assurées et lumineuses, apportent cette touche féminine qui sème le trouble attendu.
L’un des compères d’Ory, personnage décidément bien entouré, est le gouverneur de la basse argentine Nahuel di Pierro. Le chanteur a l’assise de la basse bouffe, débonnaire et rassurante plus qu’intimidante. Il est donc à sa place, chez Rossini. La diction est particulièrement claire. Les consonnes sifflent et chuintent, de manière à entrer en contraste avec la noirceur du timbre, saisissante dans "Quel honneur d’être gouverneur" et sa descente vers la cave de la contrebasse.
Le baryton Pietro Spagnoli, en Raimbaud, autre comparse d’Ory particulièrement actif, allie à un jeu d’acteur engagé, une ligne vocale incisive au départ puis de plus en plus solide, avec quelques accents gutturaux de circonstance. Il est l’homme de main, qui ouvre les bras en homme de foi au premier acte, et couve une cuvée de vin en homme de paille au second.
Dame Ragonde, la seconde de la Comtesse, surgit sur scène, accoutrée telle un repoussoir pour vieux amants. Elle est campée par la mezzo-soprano roumaine Liliana Nikiteanu, qui lui accorde ses registres de tête et de gorge les plus adaptés à sa fonction d’intermédiaire, avec une pointe de parlando qui ajoute au comique du personnage.
Les Chœurs de l’Opéra de Monte-Carlo, préparés par Stefano Visconti, sont en grande forme, sur le plan sonore et gestuel. Ils sont impeccablement synchronisés, pour produire les effets comico-mécaniques rossiniens que renforce encore la mise en scène. Les Musiciens du Prince-Monaco le sont également, et font entendre depuis la fosse, dès les premières secondes, leurs premiers rugissements, avec une belle profondeur acoustique. La direction musicale de Jean-Christophe Spinosi est corporellement engagée. Il est le Comte Ory de la fosse. La gestique est parlante, à points ouverts ou fermés, avec les deux index qui parfois font office de baguette. Il entre dans la musique comme s’il maniait une cape de toréador ou faisait claquer un drapeau.
Au moment des saluts, nourris et heureux, il dirigera depuis la scène, les dernières mesures d’une partition décidément placée sous le signe de la transgression, de l’inversion, et peut-être, en ce mois de février, du carnaval.