La Clémence de Titus à Genève, quand l'opéra fait sa révolution
C’est un opéra de Mozart que l’on vient voir (fut-ce de chez soi), et c’est un film que l’on découvre, façon blockbuster ou docu-fiction, c’est selon. Drôle d’effet, donc, que celui produit par cette Clémence de Titus genevoise d’un genre pour le moins désarçonnant. S'il souhaitait se démarquer franchement, et renverser certains codes et usages, pour mieux marquer ses débuts dans à la mise en scène d’une production lyrique, alors Milo Rau a réussi son coup. Sa Clémence à lui n’est pas, ou plus vraiment, un opéra à part entière : c’est une pièce de théâtre, un objet cinématographique, une matière à philosophie et à métaphore. Une dramaturgie “avignonesque” davantage que lyrique, en somme, où il est bien moins question de tragédie classique, d’empereur romain et d’intrigue amoureuse, que de critique de la bourgeoisie, du pouvoir, et d’une manière d’asservissement des classes populaires par une certaine élite politique et culturelle. Présenté comme le maître du théâtre de la controverse, Milo Rau est aussi un sociologue de formation, et cela se voit.
Pour cette Clémence de Titus, donc, point de représentation qui ne puisse confiner à un genre classique, avec costumes d’époque et décors impériaux (sauf à envisager le Capitole en version américaine, envahi par les pro-Trump). La scénographie proposée par Anton Lukas fait s’alterner deux scènes comme deux ambiances : d’un côté, un genre de musée, aux murs clairs avec des tableaux où s’affichent corps pendus et postures érotiques, de l’autre, un univers de favela et de camp de réfugiés, bien plus sombre, où l’on se réchauffe à la chaleur d’un brasero et où rodent loubards et hommes armés. Deux mondes qui s’opposent, donc, celui d’une élite culturelle d’un côté et des classes populaires de l’autre, ce dernier univers concentrant la quasi totalité de l’intrigue ficelée par Milo Rau.
Car le metteur en scène suisse crée bien ici sa propre histoire, poussant son intention métaphorique jusqu’à détourner les paroles des récitatifs et même le sous-titrage des grands airs, lesquels s’affichent sur un écran de cinéma disposé en fond de scène. Les tourments originaux de Sesto, Vitellia ou Titus, sont ici bien peu de choses, et tous les artistes présents sur scène cessent précisément d’être artistes pour devenir l’incarnation d’eux-mêmes. Voici ainsi un figurant d’origine arménienne dissertant sur sa condition d’exilé politique, ici un technicien narrant sa vie banale de célibataire issu de la classe moyenne, là le témoignage d’un réfugié de guerre expliquant son rapport à la violence. La parole est ainsi donnée “au peuple”, et les figurants sont d’ailleurs des Genevois d’origines diverses tout spécialement recrutés pour venir incarner la masse populaire dans ce spectacle. Aussi, dans ce grand détournement d’une œuvre lyrique à des fins de discussion sociale, le grand air de Vitellia à l’acte I, “Deh, se piacer”, sert même de support pour raconter la vie des chanteurs eux-mêmes, avec des textes rappelant une fameuse encyclopédie universelle en ligne.
Au moins, donc, le message est clair : dans cette chronique d’une société en déconfiture, où ces gens de la rue tentent de créer leur propre culture en opposition à un art élitiste (et ce à renfort de peinture murale et d’usage de la vidéo, dont le suremploi vire au tournage cinématographique), tous les personnages se valent. Et s’il est une clémence à en retirer, c’est sans doute celle portée par ces gens de la rue à l’égard d’un pouvoir qu’ils jugent finalement vain et inutile, en tout cas dans la construction de leurs propres vies. Ce qui donne matière à philosopher et à disserter, ce dont Milo Rau ne se prive pas, mais éloigne d'autant l’émotion pure, la grâce impériale, l’esprit mozartien. Les tenants d’un opéra qui opérerait un genre de révolution théâtrale et scénographique trouveront ici leur compte, pas les autres.
Le charme mozartien, malgré tout
Les mélomanes, précisément, peuvent toujours se tourner vers un casting vocal de belle tenue, avec des artistes qui sont donc ici les acteurs de leur propre narration. Mention spéciale pour le Sesto d’Anna Goryachova, de retour sur cette scène où elle avait brillé, il y a peu, sous les traits de La Cenerentola. En garçon manqué (mais c’est un rôle travesti), à la mode tee-shirt et veste à capuche, la mezzo soprano russe campe un personnage aussi crédible dans l’expression de la passion amoureuse, fut-elle d’un genre adolescent, que de l’affliction. La voix est chaudement timbrée, les graves joliment moirés, et les grands airs du rôle sont idéalement servis, tel ce “Parto, parto” en délicieuse symbiose avec la clarinette.
En Vitellia façon Morticia Addams, Serena Farnocchia expose une voix sonore et vibrée avec maîtrise sur une large amplitude, laissant transparaître dans son chant un sens certain de l’élégance mozartienne. Le timbre fruité et la voix agréablement modulée de Cecilia Molinari sied joliment à l’autre rôle travesti, celui d’Annio, dont l’air “Torna di Tito a lato” est chanté avec une douce sensibilité. Marie Lys (elle aussi vue dans La Cenerentola genevoise) est de son côté une Servilia charmante de candeur et de fraîcheur vocale. Le timbre a des intonations juvéniles qui n’en sont que plus distinguées, et la voix, notamment dans l’aigu, est projetée avec assurance.
En Tito, moins empereur romain que père d’un peuple promis à un chaos économico-social, le ténor Bernard Richter dégage un charisme visuel qui colle plutôt bien à cette version quasi “filmique” voulue par le metteur en scène. Le timbre est clair, le medium corsé, et la ligne de chant joliment polie par une diction soignée. L’aigu est parfois atteint avec moins d’aisance, ce qui n’empêche pas les grands airs du rôle, tel ce “Del più sublime soglio”, d’être honorés avec une certaine finesse de chant. Enfin, en Publio loin d’être réduit au second plan, Justin Hopkins se démarque par une profonde et ample voix de baryton-basse. Le membre de la jeune troupe du Grand Théâtre de Genève s’acquitte avec une grande présence scénique de son grand air, “Tardi s’avvede”.
À la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, qui n’entame l’ouverture de l’œuvre qu’à la douzième minute de la diffusion (après que la fin de l’opéra a d‘abord été donnée une première fois, comme pour mieux poser un décor renversant), le jeune chef Maxim Emelyanychev imprime derrière son pianoforte un tempo énergique à une partition dont le charme mozartien parvient à subsister face au contexte alentour. Réparti au parterre, le chœur du Grand Théâtre de Genève, sonore et homogène, livre une prestation sans fausse note dans un spectacle conclu par des chants d’oiseaux, avec une représentation sur scène, par les artistes réunis, de “La Liberté guidant le peuple” de Delacroix. Une liberté qui, ici, a aussi guidé un Milo Rau dont les débuts lyriques assurément, ne passent pas inaperçus.