À Marseille, une Tosca doublement sauvée
L’Opéra de Marseille avait déjà sauvé sa Bohême des fêtes de fin d’année, condamnée par le décalage à la dernière minute de la réouverture des théâtres. Contexte un peu différent pour cette Tosca, que l’Opéra et la Ville ont décidé de sauver et de proposer au public en captation sur leur site Internet. Et s’il avait déjà remplacé au pied levé Leo Nucci pour La Bohème, Louis Désiré était bien le metteur en scène prévu initialement pour cette version de Tosca, un spectacle qu’il avait déjà proposé dans le même Opéra de Marseille en 2015.
La sobriété de la scénographie s’avère, en ces temps troublés, bienvenue tant d’un point de vue économique que sanitaire. Louis Désiré, au four et au moulin, se charge aussi des décors et des costumes. Un fruste bâtiment en pierre tourne sur lui-même, révélant tantôt la chapelle de l’Acte I, la terrasse du palais Farnese de l’acte II ou les murs de la prison de l’acte III. Les redondances de ce dispositif, qui ne se contente pas de s’animer entre les actes, trouvent parfois une signifiance inattendue : Cavaradossi est exécuté devant la chapelle où fut commis le « péché originel » de l’acte I, la froideur du bureau de Scarpia se retrouve dans la solitude de la cellule de son prisonnier, les portraits de Marie-Madeleine de l’acte I portent dans l’acte III une nostalgie amère. Les lumières (conçues par Patrick Méeüs), très réussies, plongent ces décors dans un clair-obscur intimiste très adapté à l’œuvre.
Le jeu d’acteur et les choix de mise en scène s’avèrent hélas moins lisibles : les chanteurs ne semblent que peu jouer ensemble et délivrent leur partition de soliste dans un mode de jeu qui leur semble propre, comme si la pandémie transparaissait jusque dans les interactions dramatiques. Si la mise en scène est, sans surprise, globalement fidèle au livret, la conclusion, portée par l’intensité dramatique d’un orchestre au cordeau, s’écroule après un finale pourtant réussi, et s'achève un peu en capilotade. La représentation du 14 février à laquelle nous avons pu assister (devant un public de professionnels avant la captation en condition du «live » du 19 février) se rapproche plus de l’ambiance d’une générale (changement de décors à rideau ouvert ou Scarpia se relevant pendant le tomber de rideau).
La direction musicale remarquée de Giuliano Carella parvient à faire oublier l’effectif réduit en fosse contraint par la distanciation. L’Orchestre de l’Opéra de Marseille déroule la partition de Puccini avec souplesse et nuance. Le chef s’avère particulièrement à l’écoute des solistes et des chœurs. Harpe et cloches, exilées en loges, transportent le public au cœur de l’église Sant’Andrea della Valle.
Le Chœur sous la direction d’Emmanuel Trenque prend place pour des raisons sanitaires au premier balcon. Une contrainte qui s’avère acoustiquement intéressante lors du Te Deum ou plus encore lors de la scène finale, comme pour souligner le piège qui se referme sur les personnages. Les choristes du premier acte dissimulent leur masque derrière des voiles de nonnes endeuillées, ce qui a au moins l’avantage de ne pas (trop) briser la suspension d’incrédulité du public.
Parmi les seconds rôles toujours remarquables, mention spéciale à la basse Tomasz Hajok, particulièrement convaincant dans le court rôle du geôlier. Plusieurs chanteurs reprennent leur rôle de 2015 : tout d’abord les policiers Sciarrone de Jean-Marie Delpas et le Spoletta de Loïc Félix, irréprochables et brillants de menace servile. Le sacristain de Jacques Calatayud apporte agilité et une excellente diction à ce rôle très récitatif, mais les notes les plus graves semblent tirer sur la partie la plus basse de sa tessiture. L’Angelotti de Patrick Bolleire arrive sur scène habité par l’effroi et essoufflé (compréhensible, il vient de s’évader !), mais sa deuxième apparition convainc moins, notamment dans le grave.
En Mario Cavaradossi, Marcelo Puente déploie le timbre clair et chaleureux qui sied au rôle. Dans un premier acte en tour de chauffe, les aigus fort vibrés peinent à répliquer la générosité du médium, mais ceux-ci sont plus assurés dans les deux derniers actes, et son « E lucevan le stelle » très en place convainc le public.
Théâtralement, le baron Scarpia de Samuel Youn semble se disperser : tantôt dans le surjeu, tantôt dans l’effacement alors que le rôle appelle une présence menaçante. Ses mouvements et sa posture notamment sur le Te Deum, semblent affecter sa projection. Pourtant, la voix du baryton coréen alterne à merveille sombreur extrême et doucereuses intimidations. Les graves sont généreux, le médium puissant et éclatant, les aigus déterminés et glaçants.
Jennifer Rowley est quant à elle déjà une référence mondiale dans le rôle de Tosca, qu’elle a déjà chanté plusieurs fois au Met et qu’elle aurait dû reprendre ce printemps à Dallas. Elle porte en elle toutes les facettes du personnage, tantôt fragile et puérilement jalouse, tantôt d’une stature et d’un aplomb intimidants. La diction est excellente, le vibrato dosé avec goût. La ligne de chant sait épouser les nuances, avec une longueur de souffle qui n’en fait jamais trop. Comme sur un « Vissi d’arte » tout en pudeur, qui compte parmi les plus beaux moments lyriques de cette saison marseillaise.