Royal Palace & Il Tabarro à Montpellier, entre fantasme et réalité
L’Opéra de Montpellier présentait ce vendredi 10 juin la Première de la nouvelle production de Marie-Eve Signeyrole (voir son interview à Ôlyrix) associant Royal Palace de Kurt Weill à Il Tabarro de Giacomo Puccini. Si la seconde œuvre est régulièrement donnée sur les scènes nationales (généralement au sein du Tryptique l’associant à Sœur Angélique et Gianni Schicchi), il s’agissait-là de la première française de Royal Palace. Au-delà de cette attraction qui pourrait se suffire à elle-même, l’association de ces deux œuvres dans une mise en scène liée est une idée lumineuse qui justifie également le déplacement. L’intention de l’équipe créatrice, peu évidente cependant pour le spectateur non renseigné, est de faire de cette première partie le rêve du personnage de Michele, mari trompé d’Il Tabarro.
Royal Palace selon Marie-Eve Signeyrole (© Marc Ginot)
Royal Palace est une œuvre onirique et très fragmentée qui représente un véritable défit dramaturgique : d’une grande poésie, elle ne dispose pas d’un fil conducteur clair et lisible. La musique elle-même alterne différents styles, du jazz au tango. Marie-Eve Signeyrole parvient à donner une cohérence à l’ensemble en déplaçant l’action au beau milieu de la mer, sur un radeau de fortune, les protagonistes étant rescapés d’un crash aérien. La scénographie signée Fabien Teigné est pleine d’imagination et de détails à observer tout en maintenant une esthétique soignée. Ce sont ces détails qui rendent ce rêve si réel. Ce rêve dans lequel la poésie prend son sens. Ce rêve dans lequel se trouvent toutes les préoccupations de Michele : sa femme courtisée par d’autres hommes et la mort de l’enfant aimé, qui tombe du radeau et se noie. Chacun à son tour, l’Amant d’hier (qui n’est autre que Michele), le Mari et l’Amant de demain peignent à Déjanira (la Giorgetta fantasmée de Michele) ce qu’ils souhaiteraient offrir à la jeune femme : les strass et les paillettes dans une ambiance « années 40 » mettant en avant un magnifique danseur de claquettes (interprété par Kwamé Ba) pour le premier, les étoiles (figurées par une boule à facettes illuminant la salle) pour le second et la Nature, dont on profite sur la plage en maillot de bain, pour le dernier. Mais la jeune femme se trouve incapable d’aimer ces hommes qui ne la comprennent pas. En désespoir de cause, elle se jette dans les bras d’une autre femme, puis dans les flots où elle se noie.
La vraie vie de Michele, peinte dans Il Tabarro, paraît finalement moins réelle que son rêve : la scénographie est plus dépouillée et moins réaliste. Elle place Michele au centre (le personnage est présent sur scène durant l’intégralité de l’œuvre) le montrant face à ses doutes, représentés par un double avec lequel il se bat. Ce double est aussi le fantasme de l’homme qu’il n’est pas. Ce dernier est accompagné de l’enfant que lui-même a perdu, dans un événement tragique qui a provoqué l’éloignement de la femme aimée.
La distribution est globalement homogène, bénéficiant de l’habituel travail théâtral de Marie-Eve Signeyrole, rendant certains passages réellement poignants, d’autant que ce travail se place toujours au service de la partition. Le final de Royal Palace, au cours duquel les protagonistes pagaient (dans des sens différents) laisse entendre une magnifique harmonie, ponctuée d’une note collectivement tenue dans un bel unisson.
Rudy Park dans Il Tabarro mis en scène par Marie-Eve Signeyrole (© Marc Ginot)
Rudy Park, interprète du Luigi d’Il Tabarro (l’amant avec lequel Giorgetta trompe Michele) est sans conteste la plus forte impression de la soirée. Sa voix puissante et sombre envahit l’espace. Chacune de ses interventions est marquante et laisse le spectateur frissonnant : lorsqu’il dénonce la condition ouvrière d’une voix tonnante en attaquant un bloc de glace à coups de massue, lorsqu’il affiche sa jalousie vis-à-vis de Michele dans un élan de passion emportant tout sur son passage, et lorsqu’enfin il est tué, étranglé par une chaîne à laquelle il reste ensuite pendu.
La prima donna, en charge du rôle de Déjanira dans la première partie et de Giorgetta dans la seconde, est la soprano sud-africaine Kelebogile Besong, qui charme par son jeu, son timbre dramatique et la finesse qu’elle confère aux passages piani. Sa puissance vocale trouve toutefois ses limites lorsque l’orchestre gronde. Face à elle, le baryton Ilya Silchukov est un Amant d’hier expressif et un Michele charismatique. Son regard perçant, les doutes qui l’assaillent, et sa rage meurtrière finale sont éblouissants. Vocalement en revanche, sa voix trop souvent couverte par l’orchestre ne permet pas de rendre justice à la puissance de sa partition, malgré un timbre agréable.
Kelebogile Besong et Ilya Silchukov dans Il Tabarro mis en scène par Marie-Eve Signeyrole (© Marc Ginot)
Florian Cafiero est un Amant de demain à l’investissement scénique certain et à la voix claire et puissante. Son interprétation du Tinca dans la seconde partie est intéressante également, bénéficiant en outre d’une diction soignée. Il effectue une réapparition surprise quelques minutes après le départ de son personnage, en Vendeur de chansons (interprété depuis la scène et donc mieux mis en valeur que l’habituel chant depuis les coulisses). Karhaber Shavidze campe le Mari dans le premier ouvrage et le Talpa dans le second, d’une voix d’un grave profond et parfaitement projeté.
A la baguette, Rani Calderon apporte de belles couleurs à son Orchestre national de Montpellier Languedoc-Roussillon par sa conduite souple et rythmée. Les percussions (en particulier le carillon et le glockenspiel de l’introduction orchestrale de Royal Palace et les élégantes timbales) et les cuivres ressortent notamment dans une partition difficile. Comme certains bon films, cette production réussie mériterait même un second visionnage afin d’en percevoir tous les détails.