Wonder.land au Théâtre du Châtelet : un musical 2.0 explosif
Après l’opéra Monkey, Journey to the West donné en 2007, Damon Albarn fait son grand retour au Théâtre du Châtelet. Pour son troisième opus -un musical et non un opéra-, le chanteur de Blur s’inspire d’Alice aux pays des merveilles et de De l’autre côté du miroir de Charles Lutwidge Dodgson alias Lewis Carroll. Actualisé mais sans travestissement, wonder.land confronte la problématique essentielle qui parcoure l’œuvre, celle de la quête d’identité, à l’heure du virtuel. Dans la grisaille d’une ville dont les tours d’immeuble ressemblent à des téléphones portables géants, la jeune Aly s’ennuie. Sa mère ne lâche jamais Charlie, son petit frère au prénom évocateur, et s’est séparée du père, un dandy fantasque criblé de dettes. A l’école comme sur les réseaux sociaux, trois filles la tyrannisent. Du coup, pour calmer sa crise existentielle, Aly s’évade sur son portable. Le jeu en réseau wonder.land sera son échappatoire. Et Alice, son avatar blonde façon Disney, son idéal.
Leon Cooke (Dee), Carly Bawden (Alice) et Sam Archer (Dum) dans wonder.land © Brinkhoff_Mögenburg
Le livret en anglais de Moira Boffini se révèle efficace, servant la voix comme la musique. L’incursion du français permet même d’y inscrire des ruptures. Versant dans le jargon populaire, son écriture simpliste, parfois répétitive, s’ancre d’emblée dans une époque et montre que wonder.land s’adresse avant tout à la jeunesse adolescente. Celle qui se cherche. Aly est métisse, Alice est blanche. Aly ne s’aime pas et trouve un autre reflet d’elle-même en ligne, où se terrent d’autres adolescents mal dans leur peau.
Damon Albarn s’est à nouveau entouré de Rufus Norris, avec qui il avait signé son second opéra, Dr. Dee, créé à Manchester en 2011. Sur scène, règne ce même bazar orchestré. Dans cet univers délirant où chaque décor tournoie, les projections de 59 Productions opèrent leur magie, tandis que les costumes excentriques de Katrina Lindsay rivalisent de génie. S’il est évident que l’imagination de Carroll est aussi alléchante que périlleuse à porter au théâtre, l’équipe créative épate. Lors de sa présentation à l’ouverture du festival de Manchester en juillet dernier, wonder.land s’attirait les foudres de la critique anglaise. Retravaillé pour être donné au National Theatre of Great Britain, le spectacle a été dopé.
Rosalie Craig (Alice) et Anna Francolini (Ms Manxome) dans wonder.land © Brinkhoff_Mögenburg
Côté casting, la barre est haute. Pourra-t-on trouver meilleure Ms Manxome que celle créée par Anna Francolini ? Drôlissime, l’Anglaise contourne les nombreuses difficultés du rôle pour façonner une directrice d’école égocentrique et rigide. Mais si attachante. A tel point que lorsqu’elle se trompe et oublie ses paroles en français, la belle se voit pardonnée par les applaudissements du Châtelet entier. A l’opposé de l’Alice de Carroll, l’Aly de Loïs Chimimba est loin d’être une ingénue courtoise et à l’écoute. Avec une voix légère et lumineuse, la chanteuse incarne une jeune fille forte et impatiente. Leur double virtuel impressionne. Juchée sur des talons compensées vertigineux, Carly Bawden exécute sa partition avec une précision déconcertante, des aigus soutenus et un souffle rompu à toutes les joutes chorégraphiques. Qu’il s’agisse d’Hal Fowler (MC, Cheshire Cat, la Chenille), de la mère de Golde Rosheuvel ou du père de Paul Hilton, le reste de la distribution est remarquable et s’attache à construire de nouvelles icônes.
Lois Chimimba (Aly) et Hal Fowler (The Cheshire Cat) dans wonder.land © Brinkhoff_Mögenburg
Totalement invisibles, les musiciens placés sous la direction de Kévin Amos impulsent les compositions d’Albarn. L’émotion musicale en pâtit sans doute. Guitares et basses électriques répondent aux cordes et aux vents dans une conversation énergique hybride mais débridée entre ancien et nouveau, rock, pop et musique contemporaine. Merveilleux.
Wonder.land de Damon Albarn, livret de Moira Buffini, mise en scène de Rufus Norris, direction musicale de Kévin Amos.