Les Folies d'un nouvel Instant Lyrique par Jessica Pratt, Salle Gaveau
Folies ! Que de Folies en effet dans ce projet et que des Folies dans ce programme.
Folies que de vouloir continuer à faire résonner la musique en ces temps de pandémie, continuer à faire vivre un programme artistique invitant des artistes si prestigieux tout au long de la saison, que de chercher une nouvelle maison après avoir été exilé du cimetière de L'Éléphant Paname... et pourtant L'Instant Lyrique poursuit son rêve fou avec brio et permet aux spectateurs de continuer à vibrer en ligne au son des arias d'opéras. Des arias de folies en l'occurrence, l'intégralité du programme de ce récital sublimé par la soprano Jessica Pratt étant constitué par cinq grandes scènes romantiques de Folie : Les Puritains et La Somnambule de Bellini, Emilia di Liverpool, Linda di Chamounix et Lucia di Lammermoor de Donizetti.
Enchaîner ces folies (même avec un petit entracte et des interludes délicats d'Antoine Palloc au piano) est en soi une folie tant ces arias sont des sommets techniques et dramatiques. L'art est pourtant, une fois encore ce soir, le métier mis au service de la folie : la chanteuse assume dans toute la durée du récital la combinaison de précision et d'expressivité requise. La justesse des notes et des intentions est ainsi au service de l'intensité des sentiments lyriques : comme la soprano le confie dans le petit entretien à la fin de ce tour de chant, telle une athlète interviewée juste après sa course folle, elle continue de viser les plus larges répertoires du bel canto (sous-entendant donc qu'elle ne cherche pas les rôles wagnériens qui lui tendraient les bras). Le volume sonore impeccablement calibré à l'expressivité et aux lignes italiennes (mais également par la technique de prise de son) est d'autant plus intense que la soprano chante ici dans une petite salle de Gaveau : la salle Marguerite. La Grande Salle accueillerait sans doute aussi bien ces grandes scènes, mais différemment : la folie explose ici dans ce salon, comme dans une chambre-cellule où serait enfermée l'héroïne d'opéra.
Sans Prince Charmant pour venir la délivrer, c'est la soprano qui monte et descend ses propres échelles, de notes vertigineuses, s'élevant en suraigus et plongeant aux tréfonds. Bien entendu, ces airs de folie marquent et impressionnent par leurs suraigus rapides, mais Jessica Pratt rappelle combien ces notes ne sont des sommets que s'ils couronnent tout le reste de la tessiture et de l'air. La soprano anglaise formée en Australie dispose non seulement des suraigus mais de tous les aigus exigés (appuyés, filés, soulevés), ainsi que du médium large et de graves profonds. La ligne tient et se tient autant qu'elle bondit, avec un souffle toujours disponible et nourri.
La chanteuse déploie ainsi chacune de ces grandes scènes qui aiment à commencer en douceur dans le médium, sur un récit a cappella ou presque et nourries en d'immenses crescendi (de nuances), accélérations (de rythme), élargissements de l'ambitus, tous superlatifs. La grande précision du récit est conservée dans l'articulation de l'aria, les élans de la folie sont déployés en étant contrôlés par la technique. D'autant que l'interprète marie avec les qualités musicales celle d'une actrice, animée par autant de justesse dans ses mouvements corporels que ceux de son gosier, semblant même pleurer lors des gros plans cinématographiques.
Antoine Palloc assis plus bas et plus loin de son piano qu'à l'accoutumée (rappelant presque Glenn Gould) martèle ainsi encore davantage les coups de la folie. La position accentue aussi le délié baroque, même pour ce répertoire très romantique, et le pianiste sait unir les univers en nimbant ses phrasés de pédale mélancolique (la pédale de gauche du piano allongeant les résonances des notes). Puis il lève le pied pour accélérer dans le frémissement de la folie battant à nouveau.
Ce récital de folies se conclut en bis avec "Glitter and Be Gay" du Candide de Bernstein tout aussi virtuose, passant dans la folie joyeuse et pailletée, le suraigu résonnant et rayonnant dans un éclat de rire !
L'Instant Lyrique poursuivra sa saison 2020/2021 Salle Gaveau (dans la Grande Salle, la Salle Marguerite ou Ravel selon le programme, en ligne si besoin, devant le public dès que possible) : Ambroisine Bré & Stanislas de Barbeyrac sont à l'affiche pour le 1 mars, Olivier Py le 14 mars, Arturo Chacón-Cruz le 30 mars, Florian Sempey le 19 avril, Erin Morley le 10 mai, Asmik Grigorian le 1er juin et enfin Ekaterina Semenchuk le 14 juin. La Salle Gaveau poursuit également son programme artistique, annonçant notamment à l'occasion de cet Instant Lyrique que le récital de Placido Domingo prévu le 2 mars prochain est reporté au 21 juin.