La Veuve Joyeuse toujours surprenante, captée en Avignon pour les Fêtes
L’opérette de Franz Lehár tant de fois représentée et qui lui valut la gloire prend un nouveau souffle et rompt les habitudes grâce à la production avignonnaise signée Fanny Gioria, qui propose une mise en abyme rafraîchissante. Dès le premier acte, apparaît un technicien en bleu de travail qui interrompt le spectacle, laissant rapidement comprendre qu’une histoire dans l’histoire va se greffer : la vie des acteurs, leurs amours, alterneront avec le spectacle, avec les imprévus (l’artiste arrive en retard, il a des trous de mémoire, etc.). Cette idée aurait très bien pu être un soufflé qui retombe si le rythme des passages entre réalité et représentation n’était finement dosé. La trame dramatique est suffisamment « simple » pour qu’un théâtre dans le théâtre puisse l’enrichir. La pièce gagne en profondeur, rebondit davantage. Dans l’acte III, un continuum subtil se réalise entre le parlé du niveau « réel » et le chanté du niveau « représenté », au moment du duo Danilo / Missia (la veuve) débouchant sur « L’heure exquise » qui avait sa place officielle dans l’acte précédent, une fois que les répétitions sont terminées.
En misant sur la version française, et l’histoire-dans-l’histoire interne (plutôt que sur la satire sociale : enjeux des différentes versions précisées dans notre page sur l’œuvre), les significations politiques et sociales de la pièce s’estompent devant une mise en scène festive, prévue pour le Nouvel An, vécu comme une île paradisiaque un peu hallucinée au milieu de la Mer d’huile des Grandes restrictions.
Les décors d’Éric Chevalier et les costumes d’Erick Plaza-Cochet sont étonnants. Chaque acte est une soirée organisée dans un lieu différent et marquée par une couleur. Le premier se déroule à l’Ambassade : tous les costumes sont blancs et font contraste avec les décors coloré (peut-être en clin d’œil aux réceptions d’Eddy Barclay, à l’artificialité des mondanités). Seules les chaussures sont noires, à l'exception de quelques dentelles noires pour la Veuve. L’éventail rouge ressort particulièrement, dont les inscriptions amoureuses joueront un rôle dans l’opérette. Dans l’acte suivant, ce sont les jardins du palais de la Veuve et toute une thématique végétale voire écologique qui se déploient, notamment d’immenses couvre-chefs baroques évoquant Arcimboldo, multicolores et flashy, ou ces costumes simulant des paniers de fleurs vivants. Les perruques et coiffes de Sandrine Degioanni sont réputées authentiques, sans ajouts synthétiques. L’image de fond projetée est faussement fixe : eau miroitante, scintillement des étoiles. L’acte III qui se déroule chez Maxim’s impose le rouge modern style, dans les coulisses du célèbre cabaret et tout est en rouge jusqu’aux lumières. Les costumes très kitsch avec paillettes et strass amènent l’ultime et explosive surprise de cette représentation avignonnaise.
L’unité de l’ensemble ne souffre pas de ce double élargissement narratif, La Veuve joyeuse étant emportée par un élan musical dont la valse viennoise est le symbole, mais où d’autres danses s’expriment, notamment franco-balkaniques (acte II). Le cancan final des quatre danseuses réussit à réjouir malgré l’étroitesse du plateau.
Côté lyrisme, Erminie Blondel (Missia Palmieri) est dotée d’une voix bien conduite aux aigus parfaitement maîtrisés, comme dans l’air de Vilja (acte II) tout en nuances. Elle manque toutefois de présence et sa prononciation est embrouillée. Son compère Philippe-Nicolas Martin (Prince Danilo), baryton au timbre à la fois chaud, rond et clair sur toute l’étendue de la voix, fait grande impression, y compris pour ses qualités scéniques : son personnage viril sait être complexe. Le ténor français léger Samy Camps (Camille de Coutançon) exécute son air « Viens dans ce joli pavillon » avec goût et délicatesse. Guillaume Paire campe le bouillonnant et comique Baron Popoff, mais sans ostentation ni exagération : il vise juste. Son épouse volage Nadia Popoff est incarnée par Caroline Mutel, soprano lyrique qui éblouit de bout en bout. En comédienne, elle investit totalement le personnage entre raison et déraison : en chanteuse, elle s’impose par sa voix ample, riche, très présente et parfaitement intelligible (surtout dans les deux premiers actes). Elle aurait pu elle-même incarner une Veuve rayonnante et pleine de caractère. Le niveau vocal est dans l’ensemble homogène et d’un bon niveau ainsi qu’en témoigne le septuor des hommes (acte III) rassemblant Jean-François Baron (D’Estillac), Baptiste Joumier (Figg), Pierre-Emmanuel Roubet (Lérida), Pascal Canitrot (Pritschitch), Patrice Laulan (Bogdanovitch), Xavier Seince (Kromski) dans une amusante chorégraphie à la sauce pop réalisée par Elodie Vella.
Sans revenir sur le confinement et les masques nécessaires pour les solistes, dont témoignent les photos des répétitions (masques qui ont pu être ôtés toutefois lors de la représentation filmée), l’Opéra Confluence, structure temporaire en bois qui accueille l'un de ses derniers spectacles avant la réouverture du théâtre du centre-ville, impose une acoustique singulière, dont les défauts pourront sans doute être gommés pour la diffusion du spectacle. Ainsi les pupitres de bois et de percussions, placés aux extrêmes gauche et droit de la « fosse d’orchestre » sur des plateaux légèrement élevés par rapport aux cordes et cuivres (invisibles quant à eux), produisent parfois des lignes sonores isolées voire décalées rythmiquement, imposant aux musiciens un contrôle de l’intensité et une justesse parfaite. De toutes petites notes du métallophone au début de l’œuvre arrivent si distinctement aux oreilles qu’elles sembleraient issues du téléphone portable dans un manteau, entre autres.
La direction musicale de Benjamin Pionnier (face à une acoustique compliquée), le chœur (qui manque de puissance) et la troupe de danseurs (de niveau inégal) remplissent toutefois convenablement leur mission.
Malgré des conditions de représentation étranges (notamment cette absence d’applaudissement dans une salle quasi vide, avec seulement quelques journalistes), la version filmée est attendue avec impatience : elle sera diffusée ce 31 décembre à 20h30, sur cette page.
Silence, on enregistre La Veuve joyeuse Diffusion le 31 décembre 2020 à 20:30 sur https://t.co/1sg5bGAITj et sur la chaîne YouTube de lOpéra Grand Avignon ! pic.twitter.com/HrZ8XeoInf
— OpéraGrandAvignon (@OperaAvignon) 27 décembre 2020