Requiem pour Faust nocturne à Limoges
Faust de Gounod était prévu cette saison à l'Opéra de Limoges mais il a dû être annulé en raison de la crise sanitaire. Toutefois le Directeur Alain Mercier l'a non seulement reprogrammé pour 2022 mais a de surcroît commandé en lieu et place une musique au compositeur Lionel Ginoux, sur Faust nocturne, texte publié par Olivier Py. Cette re-création permettait de maintenir en cette fin d'année 2020 les engagements des interprètes prévus pour le Faust de Gounod, mais finalement le Faust nocturne a lui aussi été annulé, victime du reconfinement. Faust restera donc pour l'instant nocturne, "d'autant que nous ne l'avions pas encore vu" nous confie le chanteur Jérôme Boutillier. Les artisans de la production ont été mis à l'isolement juste avant le début du travail scénique. Tout était pourtant prêt, comme nous le raconte Claude Brumachon qui co-signe avec Benjamin Lamarche le spectacle (mise en scène, scénographie, costumes, lumières).
Fusionner les disciplines, les voix et les voies
Sur le texte d'Olivier Py, basé sur les trois protagonistes du Faust de Goethe (Faust, Méphistophélès et Marguerite), Lionel Ginoux a composé une musique originale commandée par l'Opéra de Limoges : une alternance à la volée passant du texte parlé au texte chanté. La mise en scène déployait encore ces liens sur le plan charnel entre comédiens, chanteurs et danseurs. Chacun des trois personnages était en effet incarné par un comédien, un danseur et un chanteur... et même plusieurs chanteurs : Jérôme Boutillier et Julien Dran partageaient ainsi la partition vocale de leur personnage commun (incarnation de Méphistophélès), le ténor chantant la ligne vocale dans l'aigu, relayé par le baryton dans le grave. Les deux artistes n'avaient jamais travaillé ensemble avant ce projet, qui les a littéralement invités à finir les phrases l'un de l'autre, ce qui a révélé et construit une fusion fraternelle, à la scène comme à la ville. Si la production a dû être annulée, la rencontre entre ces deux interprètes leur a en effet donné l'idée et l'envie de créer eux aussi un projet artistique : le récital Frères (qui a immédiatement conquis l'Opéra de Vichy) dont nous vous avons rendu compte. Cette rencontre humaine et vocale entre ces deux artistes s'est donc faite grâce aux Faust (de Gounod et de Py/Ginoux), grâce à l'Opéra de Limoges et sur la base d'une connaissance très précise (professionnelle en somme) de leurs voix : Julien Dran et Jérôme Boutillier nous décrivent minutieusement tout ce que le travail vocal pour le Faust de Gounod impliquait comme évolution de leur organe et comme parcours dans le répertoire lyrique, nous détaillent par le menu et jusqu'à la tierce les zones de l'ambitus mises à l'honneur et à l'épreuve par la partition. De quoi confirmer ce que Faust nocturne amène et retire du Faust de Gounod, et réciproquement. "Le Faust de Gounod aussi demande de sortir de sa zone de confort" rappelle Julien Dran, "tout le travail mené sur l'émission pour l'opéra de Gounod sert pour déployer encore plus de ressources avec le personnage de Faust nocturne", confirme Jérôme Boutillier.
Les interactions et apports d'un opus à l'autre sont d'autant plus riches et fascinants que les chanteurs échangent ainsi de rôle entre le Faust de Gounod et le Faust nocturne : le ténor Julien Dran passe donc du rôle-titre vers l'incarnation de Méphisto dans Faust nocturne (personnage violent-machiste nommé "Grand Malheur"), le baryton Jérôme Boutillier passe de Valentin à cette même incarnation diabolique, la basse Nicolas Cavallier passe de Méphisto dans Faust à Faust (nocturne).
Ces échanges sont à l'image de la partition et du projet de Faust nocturne, à l'image de l'exploration menée par l'Opéra de Limoges sur le mythe et le personnage de Faust. Le travail s'est ainsi bâti, d'autant plus, dans l'interaction entre les artistes, malgré la pandémie, et autant que cela était possible, tout en respectant strictement les consignes sanitaires. "Nous étions ravi de recevoir, travailler et même enregistrer cette partition : depuis le début et jusqu'à la fin (temporaire) de ce projet qui donnait des perspectives à cette même équipe artistique du Faust de Gounod, nous raconte le chef d'orchestre Robert Tuohy. Même avec exactement la même équipe scénique et musicale, c'était un autre projet, un nouveau projet, ce qui est infiniment précieux en ces périodes. Tout le monde y mettait son cœur, et il est très dur de devoir annuler, interrompre une telle dynamique, mais nous devons tous affronter cette catastrophe et il faut faire ainsi, continuer à se battre, réinventer des formes : comme le fait l'Opéra de Limoges avec ce projet, avec des retransmissions de concerts, avec des recréations. Rien ne remplace le lien charnel au son et la présence en salle, mais tout doit être mis au service de la création. Ce projet semblait être une réponse parfaite face au destin, et même si nous n'avons pu le mener jusqu'au public pour l'instant, nous avons pu enregistrer la partition musicale avec instrumentistes et chanteurs."
Les 7 chanteurs et les 5 instrumentistes ont en effet pu répéter, mener leur travail musical malgré tout, et même enregistrer une captation qui pourra notamment servir, éventuellement, ultérieurement, comme bande son sur laquelle les danseurs présents sur scène pourront reformer le spectacle.
Re-Composer
Le partage des lignes vocales dans cette nouvelle partition a permis d'engager les sept solistes vocaux prévus sur le Faust de Gounod (d'autant qu'ils chantaient également des chœurs dans ce Faust nocturne). L'accompagnement instrumental était assuré avec piano et quatuor à cordes, une orchestration réduite : "comme un bonsaï ou une estampe" nous le décrit Jérôme Boutillier.
"La musique de Lionel Ginoux relève du madrigal retorse, poursuit l'interprète toujours éloquent et pleinement au fait de ce qu'il défend (comme pour notre Grand Format dédié au Voyage dans la lune d'Offenbach par le CFPL). La musique de Faust nocturne reste très audible globalement mais avec une forte expressivité, suivant la beauté du texte d'Olivier Py tout en demandant d'encaisser des passages très rudes émotionnellement. Pas dans la recherche d'esthétisme, mais de l'art brut, dans l'exposition de la matière." Une gageure pour le compositeur qui a réalisé sa partition en moins de deux mois et pour les interprètes qui l'ont apprise par cœur (rappelant tout le travail investi, entièrement, même pour des projets qui ne peuvent pourtant venir rencontrer le public).
"Le style musical est assez direct, explique le metteur en scène Claude Brumachon : l'atmosphère intense, mystérieuse, ou méditative se présente avec évidence à l'auditeur, cette musique vient du cœur et parle immédiatement. D'autant plus avec ce texte très poétique et évocateur d'Olivier Py : les phrases sonnent. Lionel écrit très bien pour les voix et pour les instruments. Cela se voit immédiatement, dès l'ouverture de la partition. Certains compositeurs pensent avec un a priori très théorique, Lionel permet immédiatement d'imaginer le son et les couleurs. Il a très bien compris l'enjeu de la création musicale (outre le fait de composer si rapidement) : faire le lien entre texte parlé et texte chanté, menant au lien entre jeu, chant et danse. Les couleurs et atmosphères mettaient très bien en valeur le texte d'Olivier Py, dense. Nous travaillions justement sur la fluidité des couleurs, des énergies et des mouvements avec les musiciens. C'est une musique qui a aussi son originalité, on ressent des influences mais elle sonne comme lui (ce qui reste l'objectif pour un compositeur contemporain). Le lien entre les arts s'est ainsi fait grâce à la musique de Ginoux, se félicite le metteur en scène, une musique organique qui a tout de suite été ressentie par les danseurs, très vite prise par les chanteurs, et dans un rythme des acteurs. Le rapport au temps s'est concrétisé par le travail pluridisciplinaire, un travail entre artistes, entre familles et métiers d'art : où chacune et chacun apporte aux autres des manières d'aborder la temporalité, différentes et complémentaires.
Fusionner les corps : entre texte et plateau
Pour représenter cette re-composition pluri-disciplinaire et contemporaine du mythe de Faust, "la mise en scène devait être très violente, épurée, nous étions impatients de la voir", nous confie Jérôme Boutillier. Une mise en scène à l'image des rapports entre ces trois personnages de Faust, réinventés, modernisés par Olivier Py (dans une relecture que le metteur en scène qualifie d'"excitante et jubilatoire" : Faust devient l'amant de Méphisto et au lieu de rencontrer Marguerite, ils s'offrent un jeune prostitué sur la place du Châtelet. Faust est ici un vieil homosexuel qui a trop aimé et montre son destin sans filtre dans ses passions pour les jeunes et notamment pour le personnage du jeune esclave sexuel roumain qui meurt d'une overdose pendant la prétendue mort de Faust. Une mise à mort mise en scène par le troisième personnage : l'équivalent du personnage diabolique de Méphistophélès dans le mythe de Faust qui est ici nommé "Grand malheur", un sado-masochiste entremetteur qui s'évanouit avant la dernière aria de Faust.
"Ces dimensions vocales, dramatiques et charnelles étaient ainsi exprimées en même temps et en trois dimensions. C'est un jeu de poupées gigognes qui s'emboîtaient, très délicates et fascinantes : où les incarnation se chassent, se pourchassent jusqu'au cœur du labyrinthe, détaille le metteur en scène. Et puis nous sommes allés au bout de cette logique et du Covid en refusant les contacts charnels, posant des panneaux de plexiglass sur lesquels les personnages se fracassaient : tels les gestes barrières qui s'imposent à nos vies. Les comédiens étaient enfermées dans ces plexiglass comme dans une boîte : pour jouer sur la réalité et la paranoïa face à l'infection (comme lorsque le SIDA s'est abattu, sans qu'on sache du tout d'où il venait et comment il se transmettait aux débuts de l'épidémie).
Le tout se voulait très compréhensible avec des codes visuels, de couleurs et de mouvements, faisant le lien pour chaque personnage entre ses interprètes. Avec aussi un jeu sur la jeunesse et le miroir : une ambiguïté très intéressante à mettre en scène via l'homosexualité entre Faust, Méphisto et Ariel pour lequel j'avais choisi un danseur androgyne, qui jouait sur le non-genre. Grand Malheur avait un costume rose fuchsia, le danseur en parallèle avec lui portait un short noir en peluche avec un corset rouge. Le danseur de Faust était harnaché en latex, le comédien de Faust avait un costume beige et débardeur blanc des années 50 (presque Jean Genet), Ariel se déshabillait. Tous les chanteurs étaient aussi en latex noir et/ou en robe référence aux années 1980 aux punks anglais. La lumière allait aussi dans ce sens, menant dans les boîtes de nuits, les lieux interlopes. Image assez crue et radicale, devant une grande porte rose. L'ensemble posait les questions actuelles, d'identité et de transgenre."
La rencontre orchestrée par l'Opéra de Limoges entre le mythe de Faust et notre époque, via ces artistes choisis et maintenus, dans un projet de recréation pluridisciplinaire prend ainsi sens comme il prenait forme pour son artisan Claude Brumachon : "La création ramène à une urgence, une nécessité de vivre, contre le blocage, pour la culture. C'était un projet en mouvement, donnant du mouvement dans cette année pleine d'arrêts et d'annulations. Faust est un personnage (comme un artiste) qui a du succès, de la reconnaissance et il se demande aussi si son œuvre est encore pertinente, comment elle peut continuer à vivre. Ce sont toutes nos questions aussi."
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ainsi que nos précédents reportages-hommages aux annulations du premier confinement :
Jenufa à Toulouse,
Platée à Toulouse et Versailles,
Alcina à Nancy,
La Dame de Pique à Bruxelles,
Turandot à Rome,
L'Instant Lyrique de Rachel Willis-Sorensen à l'Éléphant Paname,
Acanthe et Céphise au TCE et
Le Comte Ory à Monte-Carlo.
L'Opéra de Limoges a également proposé durant le confinement un programme Faust d'Orchestre : Notre Compte-Rendu