Roberto Alagna chante Wagner pour la première fois : Lohengrin à Berlin
Les débuts dans un nouveau répertoire pour le ténor Roberto Alagna (qui s'est imposé comme une référence dans ses langues natales, le français et l'italien) sont par définition un événement très attendu. D'autant plus attendu qu'il s'est fait attendre, le temps d'une carrière sur quatre décennies plus quelques années et péripéties supplémentaires. Le sort semblait en effet s'acharner pour reporter ces débuts, voire les rendre impossibles : Roberto Alagna devait inaugurer cette nouvelle page germanophone dans le Saint des Saints, le temple Wagnérien de Bayreuth en 2018 mais le ténor a repoussé l'échéance pour cause de "surcharge de travail". Ces débuts reportés venaient donc se synchroniser avec ceux de Sonya Yoncheva, mais l'annulation de la chanteuse et la menace du Covid n'auront pas coupé les ailes du chevalier au cygne Lohengrin, bel et bien pris par Roberto Alagna.
Roberto Alagna offre une prise de rôle très appliquée et investie. La prononciation de la langue allemande est très articulée, contribuant à la clarté du propos et s'appuyant sur de puissants accents (la plupart du temps et notamment aux débuts des phrases). Par comparaison et au fur et à mesure, la ligne mélodique devient un peu tendue et fluctuante. Le chanteur tire un peu la voix pour atteindre toute la longueur et la richesse des lignes wagnériennes, notamment dans les aigus. Ses ports de voix et sons glissés posent plus de problèmes pour la riche précision de l'harmonie germanique représentée par Wagner, que dans de plus souples phrasés d'opéras italiens qu'il convoque habituellement. Mais de fait le ténor apporte une clarté solaire seyant à ce Chevalier au Cygne (ici en costume écru), sans peur et sans reproche : rappelant pourquoi et combien Lohengrin est considéré comme le plus italien des opéras de Wagner.
La soprano lituanienne Vida Miknevičiūtė (remplaçant Sonya Yoncheva) fait elle aussi ses débuts dans le rôle d'Elsa à cette occasion (même si elle est une habituée du répertoire allemand et Wagnérien). Là où le ténor paraît d'emblée et constamment confiant (fidèle à lui-même et à son personnage), la soprano offre d'abord une voix tremblante et notamment dans les graves qui lui manquent. Mais elle transforme ensuite cet excès d'appui en le contrôlant sur un vibrato intense, dès le medium, d'autant qu'il conserve la chaleur de l'appui (mais se tend à nouveau dans l'aigu).
Présidant à ces prises de rôle, René Pape offre un plein appui et s'impose souverain : il incarne le Roi de Germanie (Henri l’Oiseleur), en référence dans ce rôle (comme pour le Roi Marke, Gurnemanz ou dans la Tétralogie). La fermeté de ses accents n'ôte rien à la richesse du matériau vocal (et réciproquement). La voix est ample et intense depuis les profondeurs du grave jusqu'à l'aigu lyrique. La distinction du port de corps et de voix donne au personnage une noblesse que la tristesse viendra briser avec d'autant plus de force et de conviction.
Martin Gantner, à l'inverse, impose la noirceur du personnage Friedrich von Telramund par des accents trop brusques et pousse sa vilénie par un timbre trop raide. Il assume toutefois ses lignes et accents par une constance vocale appuyée sur un souffle long et intense. Il mène même sa voix, aux appuis toujours lyriques, jusqu'à la folie, suscitée par son épouse. La sorcière Ortrud est en effet incarnée dans chaque intention à la fois séductrice et maléfique par Ekaterina Gubanova, de ses aigus aiguisés, projetés, mais sur l'ampleur de son médium corsé.
En Héraut d'armes, Adam Kutny a la difficile mission d'ouvrir l'opéra. Malheureusement ses premières notes dévient (comme d'autres au fil de la soirée), mais les accents se redressent ensuite et se placent dans une résonance couverte, un peu ouatée.
Si le Coronavirus n'a pas empêché la représentation de se tenir et la musique de se déployer, il semble toutefois avoir atteint le travail scénique. Le spectacle se présente moins comme une mise en scène que comme une mise en espace et en lumières avec costumes modernes. Le plateau est une boîte dont les néons sur les parois forment comme les barreaux d'une prison et renvoient à la cage blanche sur scène (où Elsa va s'enfermer dans sa tristesse, et d'où Lohengrin vient la délivrer), comme plus tard sur un canapé blanc.
Pour ses débuts au Staatsoper Unter den Linden de Berlin, Calixto Bieito (dont la Tétralogie à Paris a été annulée cette année) enchaîne des tableaux sans tisser leur cohérence et continuité : celles des vidéos projetées lors des préludes comme (et avec) celles des éléments sur scène. Les lentes vidéos en noir et blanc offrent à chaque thématique une image irrésolue : la sensualité symbolique de Lohengrin marquée par un cygne dans un ventre de femme enceinte, la culpabilité d'Elsa par son frère se noyant, la richesse du royaume et des convoitises par une voiture de luxe roulant en ville (avant des extraits du dessin animé La Panthère rose, et autres). Les signes sur le plateau sont à l'avenant : Telramund chantant sa gloire stoppée en tenant un livre ou un bonsaï (qui ressemble à un petit bouquet d'herbes aromatiques), la sorcière Ortrud caressant une tête de poupée parmi un parterre de bébés en plastique puis cassant les figurines de la pièce montée, Elsa mangeant avec extase ce gâteau de mariage transformé en sapin de Noël après s'être dépêtrée d'un immense voile de mariée rappelant une moustiquaire.
Dans la double cage de ce plateau, les interprètes sont prisonniers de positions figées, bougeant très peu. L'enchaînement de tableaux montre par moment et tour à tour quelques chanteurs se dévêtir, frotter leurs mains et torse d'une poche de sang, un autre se maquiller en clown et manger le bulletin d'une urne brandie par le roi. Tous voient au final leur expression réduite à brandir des slogans sur des feuilles de papier : "courage", "espoir", "bonheur" (en allemand) ou le symbole peace and love. Une image (comme tant d'autres) résume la dimension littérale de cette mise en tableau : Elsa et Lohengrin tirant et tenant les manches de la veste du héros, où est écrit Liebe (amour).
Le Chœur maison (Staatsopernchor) est lui aussi corseté en raison des contraintes sanitaires : distanciées, espacées (comme les séances de répétitions qui ont été fort rares cette année), les voix comme les corps manquent de synchronisation. Les choristes interprètent différemment les demandes de la mise en scène, certains brandissant leurs objets, d'autres raidis, d'autres regardant fixement le chef d'orchestre. Toutefois, malgré des problèmes de synchronisation rythmique, le chœur "réduit" à 74 chanteurs offre des accords justes.
L'Orchestre de la Staatskapelle Berlin dirigé par Matthias Pintscher a la délicatesse et la pureté d'une plume de cygne, avec pour fil rouge (ou plutôt blanc) le filin tendu d'une corde aiguë effleurée par les archets de violons : rappelant que cette production -comme toutes en ces temps de pandémie- ne tient qu'à un fil mais peut y tenir. Rappelant aussi la délicatesse de la musique wagnérienne, certes également capable d'immenses accents nourris ici aussi avec richesse et justesse. Les suaves et amples vagues en tutti, l'identité des bois et des graves viennent même effacer quelques écarts des cuivres claironnant au-delà de la texture sonore homogène.
L'apothéose se fait ainsi musicale, dans les grands duels comme dans les grandes unions, avec la légendaire Marche Nuptiale qui appelle à nouveau à l'union future du théâtre et de la musique, devant un public présent.