Rusalka ballerine danse au Teatro Real après un siècle d’absence
Le retour tant attendu de Rusalka au Teatro Real de Madrid, dans une nouvelle production dirigée par Ivor Bolton et mise en scène par Christof Loy, constitue un hommage très approprié après 96 années d’absence de la scène madrilène. Une absence difficile à comprendre, l’Espagne ayant été le premier pays où cet opéra a été représenté (en dehors des pays slaves), une vingtaine d’années seulement après sa création à Prague.
Cette production s’appuie sur une scène richement construite, représentant le hall d’entrée d’un théâtre, avec des colonnes ornées par de grandes statues de sirènes. Ces statues sont le seul clin d’œil à l’environnement sous-marin du livret original. La distinction entre le monde féerique, calme et froid de Rusalka, et le monde humain, trépidant et passionnel du Prince, se fait par de petits changements de décor et par la succession de personnages différents qui peuplent la scène. La cour du prince fait ainsi la passerelle par ses tenues élégantes et attitudes sensuelles, tandis que les domaines de Vodnik sont parcourus par un mélange surréaliste de personnages liés à l’univers des arts scéniques (Pagliaccio ou Charlot). Une Rusalka en béquilles songe à danser comme les autres nymphes le font, ballerines en tutu qui parcourent la scène, aériennes. Même si l’alternance des deux mondes sur un même décor devient parfois un peu confuse, le résultat est original, trouvant un point de connexion assez plausible entre le plan subconscient des rêves et les univers féeriques des contes populaires.
L’infatigable soprano Olesya Golovneva assume pleinement l’incarnation dramatique et vocale du rôle-titre, renforçant encore l’intensité de la surprise lorsque l’auditoire découvre au deuxième acte, qu’en plus d’être porteuse d’une voix lyrique, elle est capable de faire des pointes comme une ballerine. Ses aigus sont brillants, puissants et lumineux, d’autant qu’elle y parvient via des crescendi très remarqués et mesurés. Elle attaque clairement les graves, dans un style sec et mat, sans rondeur mais d’une manière bien précise. Son interprétation du « Chant à la lune » est saisissant, avec une mezza voce douce et contenue. Elle montre un émouvant sourire d’amoureuse, mélancolique dans son malheur mais avec la joie qu’amène l’évocation de l’impossible.
Pour sa part, David Butt Philip incarne le Prince d'une voix délicate, qui met du sentiment dans son chant mais manque de présence sur scène. Son personnage demande un peu plus de force pour surmonter la barrière sonore de l’orchestre, mais ce manque de puissance se voit compensé par la sensibilité dans son ton et son expression.
Le vrai partenaire sonore de la Rusalka de Golovneva dans cette représentation est le Vodnik d’Andreas Bauer Kanabas. Son chant est solide, nuancé et rempli de puissance. La projection de sa voix se dévoile d'exception, spécialement dans ses dialogues avec Rusalka. Il transmet d'une façon très convaincue l’amour pour sa fille, avec son aspect protecteur-tyrannique pour tenter de contrôler le comportement de l’ondine.
Okka von der Damerau, dans son rôle de sorcière Jezibaba, présente une voix forte et très limpide. Ses graves sont profonds et elle chante avec aplomb, en montrant d’une façon très sympathique le caractère pourtant suggestif et féroce qui va comme un gant à son personnage. Son petit abus du vibrato quand elle monte vers les aigus ne nuit pas toutefois au lyrisme de ses passages les plus émotifs.
Très adaptée à son personnage est aussi Rebecca von Lipinski dans son rôle de Princesse étrangère. Elle transfère à sa voix puissante et brillante l’esprit manipulateur et jaloux de la Princesse. Son jeu d’actrice se révèle notable dans son flirt avec le Prince.
Le dramatisme de cet opéra se voit allégé par le duo composé de Manel Esteve et Juliette Mars, dans leurs rôles respectifs de Garde forestier et Marmiton. Leur coordination de mimiques et de chant offre des moments très amusants. Esteve se révèle posé et sûr de lui, précis et clair dans son chant, alors que Mars offre une voix bondissante. Julietta Aleksanyan, Rachel Kelly et Alyona Abramova portent le rôle des nymphes. Toutes les trois se montrent gracieuses et joyeuses avec un chant insouciant et bien bâti. Enfin, Sebastià Peris, dans sa très courte intervention comme Chasseur émet une voix limpide et résonante, avec des syllabes très mesurées, une sonorité sereine et retenue (de quoi donner envie de le voir dans un rôle plus important).
Quant à l’Orchestre du Teatro Real, Ivor Bolton le conduit avec un jugement sûr et se montre retenu dans son traitement du tempo. Sans utiliser la baguette, il dirige comme un orateur, en gestes amples, avec une expressivité contenue qui mène les musiciens sur la bonne voie, en faisant spécialement attention à l’entrée des cuivres.
Le public remercie les artistes, applaudit le retour de Rusalka et le Teatro Real qui continue ainsi à offrir de grands moments lyriques aux amateurs d’opéra malgré les circonstances sanitaires. D'autant que cette production de Rusalka coïncide avec l’arrivée dans les salles de cinéma espagnoles du film franco-allemand Undine, de Christian Petzold. Le hasard offre ainsi au public madrilène deux opportunités de se connecter avec le mythe amoureux de l’ondine, qui a fasciné tant d’artistes.