L’Or du Rhin fait scintiller une Bastille dépeuplée
Après avoir côtoyé les sommets du Walhalla avec La Walkyrie, la Tétralogie de l’Opéra de Paris doit redescendre sur terre, et même sous terre, dans les forges du Niebelheim pour l’Or du Rhin, le cycle wagnérien étant capté dans le désordre. La musique, elle, ne connait pas cette chute, même si les moments de grâce de La Walkyrie (notamment le premier acte ou le duo entre Brünnhilde et Siegmund) ne sont pas atteints cette fois. La faute à une œuvre qui s’y prête moins, mais aussi à un plateau vocal moins étincelant, bien que très homogène.
Philippe Jordan, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Paris, garde un geste calme et précis, travaillant sur la cohérence du son et l’équilibre des pupitres. La puissante entrée des géants est saisissante, tout comme l’arrivée des Nibelungen apportant leur trésor : le tutti orchestral est alors vertigineux, les cordes allant jusqu’à se lever d’un bond de leur chaise pour faire retomber plus lourdement leur archet sur les cordes. Durant l’introduction, les contrebasses et les cuivres jouent avec une douceur lancinante. Les violoncelles et les bois les rejoignent, telle une marée montante jusqu’à l’entrée des violons qui immergent la salle sous les eaux du Rhin.
Sous ces eaux paraît Jochen Schmeckenbecher en Alberich : ce dernier se distingue par un baryton relativement clair et une interprétation habitée à la prosodie vive, précise et variée. Il renie l’amour dans un flot de fiel et pousse un cri de détresse glaçant lorsque son précieux bijou lui est subtilisé. Le Niebelung est sans surprise charmé par un séduisant trio d’ondines, homogène et nuancé.
Tamara Banješević est une Woglinde à la voix voluptueuse et aux aigus intensément vibrés, projetés avec brillance. Maria Kataeva en Wellgunde dispose d’un mezzo étincelant et chaleureux et d’aigus mordorés, le tout servi par un phrasé raffiné. Enfin, Claudia Huckle en Flosshilde offre un timbre fiévreux aux belles résonances, notamment dans de larges et sombres graves.
Iain Paterson retrouve le rôle de Wotan qu’il tenait déjà dans La Walkyrie. Comme s’il devait se chauffer, sa projection gagne en puissance au fil de la soirée, trouvant avec de plus en plus de naturel l’autorité du maître des dieux. C’est aussi son incarnation qui s’affirme au fil de l’ouvrage. Sa voix reste toutefois placée assez haut, gardant de fait une certaine opacité. Incarnant toujours sa femme Fricka, Ekaterina Gubanova fait preuve d’intensité, à la fois vocalement, corporellement et dans sa prosodie véhémente, sans jamais perdre en musicalité. Son timbre satiné dans le registre médian gagne en amertume dans le grave pour mieux faire ressentir l’angoisse du personnage.
Norbert Ernst, en Loge, fait feu de tout bois : un timbre assez sombre gardant la noblesse d’un demi-dieu, un phrasé malicieux et théâtral mais aussi un investissement constant et une grande capacité à adapter les inflexions de son chant aux accents orchestraux.
Sans être similaire, le Mime de Gerhard Siegel partage avec Loge un timbre moelleux. Son phrasé se fait vindicatif, acéré, puis plaintif ou vrombissant. Si ses graves sont grinçants, son medium reste corsé.
Le Fasolt de Wilhelm Schwinghammer dispose d’une voix bien assise mais un rien claire pour le rôle. Le phrasé autoritaire se module avec musicalité sans que les différentes couleurs de son timbre ne quittent le pastel. Son frère, Fafner, est interprété par Dimitry Ivashchenko dont la voix profonde n’a pas l’ampleur d’un géant ni la noirceur menaçante d’un meurtrier, mais bien les résonances caverneuses, forgeant des piani majuscule.
Le dieu Donner reçoit de Lauri Vasar un baryton percutant et bien projeté, à la fois corsé et brillant. Froh emprunte le ténor clair aux sonorités wagnériennes de Matthew Newlin, dont la voix est projetée avec vaillance.
Anna Gabler incarne Freia d’un timbre tranchant au rond vibrato et un phrasé aiguisé. Sa projection la rend audible sans pleinement remplir le vaisseau de Bastille. Wiebke Lehmkuhl (Erda) a une voix riche et chaude, large, aux aigus doux mais puissants. Son phrasé lascif repose sur un vibrato relâché.
L’Or du Rhin propose une action constante et relativement peu de moments suspendus comme en recèle l’œuvre wagnérien : opéra à voir, il ne peut qu’aviver l’impatience de découvrir cette Tétralogie en version scénique. Cela devrait intervenir durant la saison 2023/2024.
Retrouvez nos comptes-rendus de tous les épisodes de cette Tétralogie :
L’Or du Rhin fait scintiller une Bastille dépeuplée
La Walkyrie chevauche de la Bastille au Walhalla
Siegfried de Wagner : l'Opéra de Paris enregistre à Radio France
Le Crépuscule des Dieux contre le crépuscule des lieux à Bastille
Et rendez-vous sur ces pages pour la retransmission France Musique à 20h les 26, 28, 30 décembre 2020 & le 2 janvier 2021