Le Messie du peuple chauve, création mondiale retransmise par l'Opéra Grand Avignon
La planète se venge de la déforestation en faisant tomber les cheveux des hommes : c'est sur cette invention métaphorique que cette œuvre se déroule comme nous vous le détaillons dans notre grand article de présentation dédié à cette création. La métaphore écologiste nourrit très différemment le discours musical et la narration visuelle dans cet opéra. Le plateau reste en effet très sombre, à l'image de l'enchaînement des événements un peu tirés par les cheveux, voire tombant comme un cheveu sur la soupe. Heureusement, l'histoire revient en fait dans le giron bien connu et partagé par plusieurs croyances d'un Messie arrivant sur Terre et finissant son combat dans le sacrifice face aux gouvernants du moment. Le Messie de ce peuple chauve cite même Jésus en prononçant "Ne me touchez pas" ainsi qu'une phrase ayant inspiré des chefs-d'œuvre musicaux (notamment baroques) par le passé : "Tout est accompli". Le Messie meurt ici, ou plutôt chute (de cheveux) devant le Président, abattu d'un coup de pistolet par le service de sécurité lors de l'Assemblée des Nations-Unies (équivalent contemporain du Christ crucifié après son passage devant Ponce Pilate).
Le metteur en scène Charles Chemin compose un univers sombre pour d'autant mieux l'illuminer : il signe en effet la lumière, ce qui est une évidence pour ce compagnon de néons de Bob Wilson. Outre un immense lustre aux tubes lumineux modulés avec la musique dans les intensités et les couleurs, il suit le Chemin de Wilson dans l'élégante lenteur des déplacements d'acteurs, ramenant l'intrigue dans un caractère obscur qui traduit l'extinction de la planète en cours.
En comparaison avec ces couleurs visuelles très sombres ainsi éclairées, mais aussi dans l'absolu, la musique composée par Éric Breton déploie une grande immensité de couleurs : notamment celles des grands compositeurs français du XXe siècle. La partition parcourt le spectre sonore allant de la ligne soliste au timbre délicat jusqu'en d'immenses masses engloutissantes, en passant par les riches influences de l'exotisme ou du cabaret. Le chef Samuel Jean dirige l'Orchestre National Avignon-Provence dans toute cette richesse, par une direction à la fois très ample et très précise.
La partition se déroule ainsi sur ce lyrisme à la fois prosaïque et capital, dans cette tendresse envers ces hommes et femmes qui vivent la perte de leurs cheveux comme une perte de leur puissance (ce dont Samson est un célèbre exemple dans le répertoire lyrique) et leur honneur (à l'image des tontes en temps de guerre et d'épidémies), le tout en lien avec l'important enjeu écologique. L'opéra se fait ainsi messianique avec ses chœurs, a cappella ou en hymnes de révolte pacifiste (dans la tradition des comédies musicales, depuis Les Misérables jusqu'à Hamilton).
Le Messie du peuple chauve (qui ne l'est pas lui-même) est incarné par Pierre-Antoine Chaumien qui avance pacifiquement au sacrifice, dans des costumes unissant de plus en plus les lignes épurées futuristes et spirituelles. Ce héros déploie les parties les plus chantantes, appréciables à la première écoute et portées par des nappes consonantes d'accords et de mélodies à l'orchestre. Judas, à l'inverse, caricature sombre de malfaisance, encourage aux crimes pour faire gagner par la force la cause des chauves qui restent pacifiques. La voix d'Adrien Djouadou traduit ces intentions jusqu'aux portes du grave infernal que lui demande ce rôle dans la tradition des personnages du Diable à l'opéra. Le Président Laurent Deleuil marque ses accents et son articulation avec un placement délicatement vibré dans le médium mais peu projeté, alors même qu'il est perché à la tribune des Nations-Unies.
Marie Kalinine incarne M.M (rappelant Marie Madeleine, pour son rapport aux cheveux dans l'interaction avec ce Messie). Sa voix profonde domine le plateau et figure la gravité de la catastrophe annoncée, sans pour autant perdre en articulation ni de son fin vibrato en fin de phrase (les pointes de ses lignes vocales ne sont ainsi nullement cassantes). En Capilea Domina, Géraldine Jeannot assume avec endurance ses vocalises obstinées d'un rire un peu tendu. La mère Lydia Mayo place sa voix dans ses franches montées vers l'aigu, aiguisé mais vibrant. L'Elsa de Chloé Chaume déploie une voix qui passe largement et avec richesse à travers tout l'ambitus. Les lignes sonnent avec une constance nourrie, expressive, intense et articulée.
Le Chœur maison est affublé de parties de faux-crânes : les bonnets couleur chair qui servent d'habitude à aplatir les cheveux avant de mettre une autre perruque ne couvrent ici que partiellement des zones de leur tête. Pourtant les choristes couvrent entièrement l'étendue de l'harmonie vocale, sans tonsure dans le registre. Le Ballet de l’Opéra Grand Avignon participe également avec métier et dévotion à cette création événement pour la maison, les danseurs incarnant les premiers de corvées dans des chorégraphies d'une poétique modernité, à l'image de la partition.