Covid fan Tutte, l'Opéra de Finlande (se) joue de la crise sanitaire
Covid Fan Tutte, tel est le titre de cette semi-création mise en scène par Jussi Nikkilä et inititée par l’institution finlandaise, confrontée comme partout ailleurs à de multiples reports dans sa programmation initiale. "Semi", car très largement calquée sur la musique du Cosi fan tutte de Mozart, à ceci près qu’il n’est nullement question ici de fidélité amoureuse et de constance de sentiments, mais bien de tout ce qui, ces dernières mois, n’a cessé de faire la une de l’actualité : la crise sanitaire, le confinement, ce virus dont la circulation n’en finit hélas plus de régir le cours du monde. Signé Minna Lindgren, d’après celui de da Ponte, le livret de cet opéra classico-contemporain invite ainsi à une exploration du nouveau monde, le tout en posant un scénario pour le moins original et largement satyrique : alors qu’ils s’apprêtent à donner La Walkyrie, et qu’ils en entament même l’ouverture, musiciens et chanteurs sont soudain interrompus par une alerte générale et par l’arrivée d’une intendante (jouée tout au long du spectacle par la très amusante Sanna-Kaisa Palo), qui intime à tout le monde de passer illico de la partition de Wagner au Cosi Fan Tutte de Mozart, dont la représentation peut se satisfaire de l’emploi de moindres moyens, à l’orchestre notamment (comme encore constaté très récemment au Capitole de Toulouse, où cet opéra a remplacé une production des Pêcheurs de Perles). S’ensuit donc au lever de rideau un ballet de chariots élévateurs où les décors et personnages guerriers cèdent la place à des éléments de scène bien plus modernes, ceux-là même qui vont servir de cadre à l’histoire, hélas devenue ordinaire, de la lutte contre le Covid-19 et du nouveau quotidien induit par celle-ci.
D’une scène à l’autre, et toujours avec le même souci de faire rire et de coller au plus près d’une réalité universelle, s’enchaînent ainsi des scènes vécues par tous, partout dans le monde, depuis le début d’année. Une séance de toilette téléphone à la main pour mieux suivre l’actualité, une conférence de presse ministérielle pour annoncer l’état d’urgence (avec des décideurs portant costumes de super-héros... et bonnets d’ânes), des séances de télétravail avec des webcams capricieuses et des outils en manque de batterie, et des interactions amicales réduites à l’emploi des réseaux sociaux. Autant de scènes qui parlent à tous désormais, et qui tissent ici le fil d’un scénario marqué par un mouvement permanent et une tournure comique de tous les instants. Il y a là une ironie grinçante, en outre, ainsi qu’un souci constant de (sou)rire d’une situation de crise qui ne se trouve ici jamais dépeinte sous un angle anxiogène, bien au contraire.
Des airs revisités avec humour
Musicalement, cette production ne manque pas de trouvailles non plus, la partition de Mozart, par son dynamisme et la diversité des ambiances qu’elle dépeint, s’inscrivant totalement au service de ce livret inspiré de faits bien réels. Sans jamais perdre de leur charme auditif (et chantés en finnois), les airs de la partition originale se trouvent transformés sur la base de paroles pour le moins savoureuses. Le fameux “La mia Dorabella” devient ainsi “J’entends des nouvelles venues de Chine”, “Soave il vento” se transforme en “Un masque vous aidera”, et “Come Scoglio” est désormais un questionnement, “Porridge ou petit pois ?”, devenu un genre de dilemme à l’heure des repas confinés. Don Giovanni s’invite aussi aux réjouissances, avec un air du “Catalogue” où il est ici moins question d’énumérer des conquêtes féminines que des cas positifs en hausse à travers le monde.
Des airs détournés dont les paroles font mouche, donc, dans un opera où les hommes se présentent aux fenêtres une rose à la main non pour faire acte de convoitise galante, mais pour s’enquérir de nouvelles de mères condamnées à rester à domicile au regard de leur “vulnérabilité” supposée face au virus. Une cruelle réalité parmi d’autres suscitant largement le rire d’un bout à l’autre d’un spectacle fort bien construit, donc, avec un humour et un sens de la dérision toujours bien sentis (dont se délectent d’ailleurs les artistes prenant part à cette création montée certes dans l’urgence, mais visiblement pas à la hâte).
Un plateau vocal exclusivement local, confinement oblige
Qualitative dans sa conception scénographique et par l’originalité de son livret, cette production l’est aussi par le plateau vocal qu’elle parvient à réunir sans s’affranchir d’aucune mesure sanitaire en vigueur. Étant confinés dans leur pays, et provisoirement privés de toute sollicitation internationale, les artistes à l’affiche de cette production, tous finlandais de nationalité, n’en sont que d’autant plus disponibles pour répondre positivement à l’appel de ce projet inédit. Parmi eux, Karita Mattila, vedette des scènes mondiales, prend un plaisir non feint à se produire dans ces conditions si particulières. En Despina devenue une diva des scènes lyriques éplorée car se trouvant soudainement “sans travail”, la soprano se montre généreuse dans son implication “théâtrale” autant que dans sa prestation vocale. La voix est toujours aussi sonore sur une large amplitude, avec des aigus ne manquant pas de brillance.
Se revendiquant “sopranos wagnériennes”, et goûtant donc peu de vouloir être “réduites” à du Mozart, Miina-Liisa Värelä et Johanna Rusanen livrent aussi une prestation pleine d’enjouement. En Fiordiligi, la première expose une voix dotée d’une chaleur de timbre certaine, en outre agréablement audible d’un bout à l’autre de la tessiture (la ligne de chant manquant parfois de souplesse, cependant). Johanna Rusanen, elle, campe une dynamique et fort comique Dorabella, portée par une voix pleine de souffle et aux traits joliment ciselés, projetée avec conviction et assurance.
Chez ces messieurs, Tommi Hakala (ex-lauréat du concours BBC Singer of the World), use d’un ample baryton, au timbre rond et expressif, en plus d’être un comédien engagé dans chacun de ses rôles désopilants. Non moins impliqué dans les jeux de scène, le ténor Tuomas Katajala se distingue en Ferrando par une voix pleine de sensibilité et joliment vibrée. Son ode à la fenêtre pour implorer des nouvelles de sa mère prête à rire par les paroles, mais parvient à toucher, aussi, par la qualité et l’expressivité du chant. Le baryton Waltteri Torikka, quant à lui, est un charmant Guglielmo, laissant entendre une voix chaude et distinguée dans l’émission.
À la tête de cette joyeuse bande de chanteurs-comédiens, le chef Esa-Pekka Salonen dirige l’irréprochable Orchestre de l’Opéra national de Finlande avec un élan, une énergie et un plaisir perceptibles tant dans le début d’ouverture de La Walkyrie que dans la musique de Mozart qui s’ensuit. La performance du chœur est aussi à saluer, lui dont les membres apparaissent en “distanciel” sur un ordinateur à l’écran scindé en de multiples fenêtres, procédé fleurissant sur la toile depuis le début de la crise sanitaire et des mesures de confinement.
Petite mention aussi à deux rôles qui prennent ici toute leur place dans la dimension comique de l’œuvre. Celui du virus lui-même d’abord, dépeint par la danseuse Natasha Lommi, campant un Covid un brin provocateur et bohémien, tout de rouge vêtu et difficilement saisissable (bien que finalement capturé dans les mailles d’un genre de filet à papillon). Celui, en outre, de “Mouzart”, rôle pastiche dans lequel le comédien Ylermi Rajamaa se présente en humoriste accompli et en musicien et chanteur manqués, ce qui ne le rend que plus drôle bien évidemment.
Tout est ainsi réuni pour apprécier un spectacle à la fraîcheur et à l’originalité bienvenues dans cette période difficile. Un spectacle qui se conclut d’ailleurs par une bataille remportée contre le virus, et par une répétition de La Walkyrie qui, enfin, peut reprendre sans jamais plus avoir à être perturbée par une crise sanitaire. Puisse cette fin être prémonitoire.